Économie sociale, clef des possibles ?
En ce temps de crise, certains acteurs de l’économie sociale rêvent d’un grand mouvement unifié… Une utopie ! Car l’ESS instituée est trop dépendante de l’État et de la classe politique. Elle aime à s’affirmer autonome, mais elle ne l’est guère. Ce qui ne manque pas créer de perpétuelles divisions en interne.
Actualité de l’économie sociale
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Économie sociale, clef des possibles… Tel est le titre, joliment trouvé, du dernier bouquin publié par Thierry Jeantet. Je ne vais pas faire semblant de l’avoir lu ; non, à l’heure où j’écris ces lignes, ne l’ayant pas reçu, je n’ai pu le lire. Mais comme j’ai assisté (le mercredi 7 avril) à un débat organisé à son propos par le journal Alternatives Économiques, je pense avoir assez de matière pour faire quelques commentaires.
Thierry Jeantet baigne dans l’Économie Sociale depuis à peu près aussi longtemps que moi. Nos chemins se sont maintes fois croisés, nos points de vue ont pu tantôt se rapprocher, tantôt diverger. Il est depuis les origines à la pointe visible de réseaux où je n’ai jamais mis les pieds. Il a occupé dans l’Économie Sociale une multitude de fonctions, officielles aussi bien qu’opérationnelles, alors que pour moi cela n’a toujours été qu’un engagement militant et un objet d’étude, ce qui a nui à ma vie professionnelle beaucoup plus que ce ne l’a servie. Voici bien des différences, mais avec le temps, je ne vois plus en lui qu’un vieux complice, un frère d’armes.
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Actualité oblige, quand il commence à présenter son ouvrage, il se situe dans la crise sanitaire que nous traversons. Mais depuis que l’Économie Sociale a été reconnue par l’État (1982), donc bien avant qu’on ne la rebaptise ESS, nous en avons traversé, des crises, grandes et petites. À chaque fois, nous avons fait le même constat : les entreprises de l’ESS résistent mieux que les autres. À chaque fois, nous avons vu l’opinion se dresser contre les dérives du capitalisme, notamment financier. À chaque fois, nous avons pensé que c’était l’occasion pour l’ESS d’apparaître en pleine lumière, ouvrant une autre voie, crédible, solide, assise sur des réalisations indiscutables.
Et à chaque fois, nous avons appelé l’ESS à davantage de visibilité, d’unité, d’audace, de pugnacité. Nous avons regretté que la multiplication de ses réussites se retourne finalement contre elle, en donnant une impression fâcheuse d’éparpillement. Nous avons déploré que chaque famille de l’ESS semble ne jouer que pour ses propres intérêts et sa propre image…
Et pour cette nouvelle crise, les mêmes mots ont été mis sur la table. Pour certains des intervenants, c’était peut-être la première fois, ou tout au plus la seconde. Leurs propos portaient la marque d’une sincérité touchante de néophyte. Oui, il est fâcheux que même les salariés de l’ESS n’aient pas une claire conscience de la communauté qu’ils servent et qui les sert. Oui, il est dommage qu’en guise de clefs des possibles, on doive s’encombrer d’un trousseau trop fourni pour y trouver aisément la clef qui convienne à la bonne porte. Oui, les exemples abondent de personnes a priori parfaitement informées qui en viennent à confondre l’ESS avec la RSE (responsabilité sociale des entreprises), ou à la réduire aux seules entreprises d’insertion. Oui, il y a pléthore de réseaux, et cette diversité riche en redondances nuit à la reconnaissance de l’ensemble…
J’ai entendu cela tant de fois que j’en suis venu à penser que les choses ne changeront pas de sitôt, que les raisons qui les sous-tendent ne se réduisent pas à l’indiscipline de quelques tribus gauloises et que, tout bien pesé, il vaut sans doute mieux qu’il en soit ainsi.
Ce qui ne veut pas dire, bien au contraire, que je veuille cesser de promouvoir l’ESS comme solution d’avenir et de dénoncer les excès mortifères de l’économie de spéculation… Mais il faut renoncer à toute idée d’unanimisme, de mobilisation générale pour un nouveau Grand Soir, même totalement pacifique. Car il n’y a pas, il ne peut y avoir, il ne DOIT pas y avoir, de projet de société commun à toutes les organisations de l’ESS.
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Un jour, c’était le 1er octobre 2008, on tenta de les réunir, oh, pas toutes, mais beaucoup quand même, sur un tel ordre du jour. Ce furent les Assises du CEGES, sur le thème « l’Économie Sociale fait-elle mouvement social ? ». Tout le monde fut invité, beaucoup répondirent à l’appel. Certains, enthousiastes, adhéraient fortement au projet ; d’autres auraient pu être séduits et s’y rallier. Mais la barre avait été mise trop haut, beaucoup trop haut. L’assemblée qui se forma ce jour-là, bien que nombreuse et assez homogène, n’était pas une Constituante et se refusa à jouer ce rôle, après s’être rapidement bloquée sur des désaccords irréductibles.
Je précise, sachant que mes souvenirs sont lointains et que mes appréciations sont très subjectives. L’organisatrice s’appelait Marie-Hélène Gillig, ancienne député socialiste au parlement européen, qui, bien que très engagée dans ses choix politiques, n’était pas spécialement « clivante » comme on dit aujourd’hui. Néanmoins, j’estime que, dans la salle, 90 % des participants avaient voté l’année précédente pour Ségolène Royal, contre pas plus de 10 % pour Nicolas Sarkozy, alors président. La Mutualité était présente en nombre, quelques fédérations associatives aussi, mais on y voyait peu de coopératives, personne du monde agricole, guère d’artisans ou de commerçants. Et surtout, beaucoup d’entre soi, de compères ayant l’habitude de fréquenter les mêmes lieux, de se rencontrer souvent.
L’ambiance aurait pu être, sinon conspirationniste ou révolutionnaire, du moins propice à de belles résolutions. En effet, quinze jours plus tôt, la banque Lehmann Brothers se déclarait en faillite, ce qui allait provoquer de proche en proche une crise financière majeure. Les organisateurs des Assises n’auraient pu rêver mieux : on assistait en direct à l’effondrement du capitalisme ! Certes, en deux semaines, la secousse n’avait pas encore vraiment traversé l’Atlantique, l’économie et la Bourse ne s’étaient pas encore cassé la figure, mais on le sentait venir. On voyait bien que ça allait être chaud.
Alors, l’Économie Sociale, providentiellement réunie en ces circonstances exceptionnelles, aurait pu proclamer sa volonté d’incarner un projet alternatif. Or il n’en fut rien. Il n’y eut pas de rendez-vous avec l’Histoire. Et une nouvelle occasion, aussi favorable, ne se représentera pas de sitôt.
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Pourquoi cet échec, qui fut ressenti comme tel par Marie-Hélène Gillig, mais certainement pas par la majorité des participants, qui en ont conservé le souvenir d’une journée agréable et bon enfant ? Plusieurs explications peuvent être avancées, et toutes restent pertinentes aujourd’hui.
D’abord, nul ne croit réellement que l’image romantique d’une avant-garde ESS guidant le peuple, c’est-à-dire ses vingt ou trente millions de sociétaires, vers des lendemains qui chantent grâce aux valeurs d’une économie démocratique et solidaire soit autre chose qu’une gentille fable que l’on évoque avec lyrisme dans les motions de congrès. Chacun sait bien que les forces revendiquées par l’Économie Sociale ne lui appartiennent pas, et qu’elle se trouve, dans toutes les catégories sociales, en concurrence avec d’autres drapeaux, d’autres appartenances, qui la surclassent largement dès que la mêlée devient confuse.
Ensuite, l’ESS est victime de ses utopies, les siennes en propre et celles qu’elle emprunte et relaye au hasard des modes. On y cultive et on y glorifie l’esprit phalanstérien. On y apprécie ce qui est petit, ce qui est pur, expérimental, exemplaire. Cela a du charme, cela séduit, mais c’est aussi une faiblesse. Faire de cela un mouvement social, avec ce que cela comporte de cohérence de pensée et d’action, est en soi contradictoire, et en tous cas promet de prendre du temps, de l’énergie, et de laisser beaucoup de morts sur le bas-côté. Lors de ces Assises de 2008, on a entendu quelques prophètes enragés réclamant l’abolition immédiate du pétrole et du nucléaire, sans doute aussi de bien d’autres choses si on les avait laissé continuer à s’exprimer. Il m’avait semblé revenir au temps où les Verts allemands étaient divisés entre « réalos » et « fundis ».
Or toute l’histoire de l’Économie Sociale, tout ce qui a fait sa pérennité et ses succès, repose justement sur le dépassement de cette opposition fondatrice, dépassement assuré par l’exigence impitoyable de la rentabilité économique. Les règles de Rochdale, cette belle légende, ont été maintes fois reformulées mais elles n’ont pas changé de nature.
Enfin, l’échec de 2008 est dû à ce que l’ESS instituée, de par les cadres qui la dirigent, est par trop dépendante de l’État et de la classe politique. Elle ne croit pas assez en elle. Elle aime à s’affirmer autonome, mais elle ne l’est guère. Les réalos de 2008, les plus âgés et les plus chargés de médailles, ne répondaient pas aux turbulents fundis en martelant les principes de Rochdale, mais en appelant à une nouvelle majorité présidentielle, en évoquant ce que pourrait apporter une loi-cadre. Leurs vœux ont certes été exaucés ; nous avons eu une alternance en 2012, et la loi Hamon en 2014. Mais nous n’avons pas eu de mouvement social. Encore moins de mouvement populaire, ou de mouvement intellectuel.
L’ESS est-elle aujourd’hui mieux placée qu’en 2008 pour sortir grandie de la crise que nous traversons, et qui est d’une toute autre nature que celle des subprimes ? Thierry Jeantet l’espère, et il continue son combat, creusant le même sillon depuis quarante ans. Je puis trouver ici qu’il manque d’ambition, là au contraire qu’il est trop optimiste ; c’est affaire de goûts et de couleurs, n’en tirons pas malice. Que chacun continue inlassablement à expliquer, à diffuser, à argumenter, selon sa propre conception des choses, et l’édifice commun ne pourra qu’y gagner.
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* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, afin d’ouvrir les lecteurs à une compréhension plus vaste des implications de l’ESS dans la vie quotidienne.