Écologie, transhumanisme et filiation : quand un roman prend au sérieux la jeunesse…
Le 3e et dernier volet de L’Attrape-Malheur vient de paraître : nous y suivons la fin des aventures de Jakob Traum, celui qui attire aussi bien les blessures que les paradoxes – intimes et collectifs – de notre époque. Une belle épopée romanesque, signée Fabrice Hadjadj (Ed. La Joie de Lire), qui n’hésite pas à susciter dans le même temps l’intelligence de ses lecteurs.
Avec la publication du troisième volet, intitulé « Un berceau dans la bataille », s’achèvent les aventures de Jakob Traum, dit l’Attrape-Malheur, ce jeune garçon devenu époux – d’une princesse, cela va de soi – et père, qui a reçu à la naissance un bien étrange pouvoir à deux tranchants, celui de supporter en sa chair tous les fléaux et les coups portés contre lui, jusqu’au tranchement de tête, mais de porter dans le même temps dans cette même chair les blessures infligées à ceux qu’il aime.
Il est le fruit de toutes les projections idéologiques, politiques et métaphysiques, semblant donner raison aux causes que chacun décide de défendre arbitrairement, c’est-à-dire individuellement, en fonction des peines et des troubles de l’enfance. On y voit le Fils d’une Nature qui prendrait ainsi sa revanche ou le Transhumain ultime, qui viendrait au contraire l’améliorer enfin, en vainquant définitivement la mort. L’écologisme radical, qui ferait fi des contingences réelles pour affirmer une harmonie apparemment totale et en réalité factice, et le transhumanisme, qui prétend faire de la science – voire, osons aller jusque-là, de la culture – un antagoniste primaire de la nature sont renvoyés dos à dos.
L’Attrape-Malheur, fruit de l’amour et voué ultimement à l’amour, échappe à toute tentative d’enfermement, à tout enrôlement dans un parti. Plus encore, il est cet « Inconnu » kierkegaardien, « auquel se heurte l’intelligence dans sa passion paradoxale, et qui trouble même pour l’homme sa connaissance de soi » (dans Les Miettes philosophiques, chapitre 3). Il incarne le paradoxe qui met face à lui-même chaque être qui le croise, parce qu’intégrant en son être et en même temps l’amour et la mort, la nature et son dépassement, la vie reçue encore et encore et la vie donnée sans retour…
On parle bien ici d’un roman pour adolescents et non d’un traité philosophique. Et c’est la force de Fabrice Hadjadj, effectivement philosophe de formation, d’arriver à intégrer la complexité du monde dans une aventure fantastique et sensible, épique et imaginaire.
Résumons quelque peu l’intrigue, en insistant l’air de rien sur la dimension qui nous paraît essentielle, au-delà des considérations intellectuelles. Le premier tome nous racontait l’origine de Jakob, la découverte de son don, la trahison des parents, contraints de se faire haïr pour ne pas faire souffrir leur enfant, son enrôlement dans un cirque où le héros devient monstre parmi les monstres, une curiosité que l’on montre, un divertissement pour public voyeuriste et, de ce fait, pas moins monstrueux. Le second tome le fait osciller entre deux camps, celui de l’empereur Altemore, tenant de l’industrialisation massive, et son fils Ragar le Rebelle, chef d’une Horde qui revendique une vie au plus près de la nature – sans sa dimension cruelle. Dans ce volume, peut-être le plus contemplatif de tous tant l’action est mise au second plan (et quand il y en a une, Jakob se met à avoir des absences, passant complètement à côté), notre héros vit une expérience hors du commun, celui de pouvoir embrasser chaque individualité dans la foule présente sous ses yeux, comme la possibilité d’une fraternité en dépit des conflits apparents. Le dernier tome, qui vient de paraître, fait la part belle à l’action : le jeune homme devient époux, prince et père enchaîne batailles et dangers, tandis que ses proches – jusque-là bien épargnés – succombent les uns après les autres.
Nous ne dévoilerons évidemment pas la fin, bien qu’elle ne soit guère difficile à deviner, tant le roman semble nous y entraîner irrémédiablement, dès son commencement. Évoquons simplement pour finir la dimension essentielle du roman : la famille, le couple (les Traum, Jakob et Clara, puis Vérène) et plus particulièrement la paternité. Dans ce triptyque, les mères sont parfois présentes (Norma, Clara, Vérène, Troya…), mais toujours reléguées au second plan, au contraire des pères et de leurs fils qui occupent l’histoire, la grande, Altermore et Ragar, et la petite, tissée par Anders, Jakob et Sange.
C’est à l’intérieur de la filiation, faite d’incompréhension, de colère, voire de révolte, mais ultimement de don et de résurrection, à l’image du surnom attribué au nouveau roi dans l’épilogue final, que Fabrice Hadjadj place sa geste narrative, comme si la plus grande aventure à vivre n’était pas celle qui nous faisait affronter les périls, les armées, les dragons et autres créatures maléfiques, mais celle qui nous permet de sceller notre présent dans un récit de l’intime, récit qui nous précède, nous fonde et se prolonge au-delà de nous.
Un beau roman, bien écrit, très bien illustré (Tom Tirabosco) et intelligent, qui embrasse quantité de problématiques majeures, à mettre dans les mains d’un maximum de jeunes pour qu’ils comprennent les enjeux de notre temps.
.
Fabrice Hadjadj, L’Attrape-Malheur, T. 3 Un berceau dans les batailles, La Joie de Lire, 2022, 456 p., 22,90 €
.
Soutenez-nous gratuitement
Abonnez-vous à notre chaîne YouTube.
Merci !
.