“Dom Juan” : bête de cirque plutôt que bête de sexe
Jean Lambert-wild et Lorenzo Malaguerra mettent en scène, à Limoges, le Dom Juan ou le festin de Pierre de Molière : un spectacle qui assume à l’extrême le parti-pris burlesque, jusqu’à provoquer l’incompréhension. À découvrir au théâtre de l’Union (Limoges) et en tournée.
Rares sont les spectacles qui nourrissent l’incompréhension, pas tant sur le fond – nous sommes, avec le mythe de Dom Juan, en terra cognita – que sur l’interprétation qu’en donnent Jean Lambert-wild, directeur du théâtre de l’Union à Limoges, et le metteur en scène suisse Lorenzo Malaguerra.
Comment ont-ils pu comprendre ainsi ce mythe, ou plus précisément le texte de Molière ? Car s’ils disent s’inspirer du premier, c’est néanmoins le texte du second qu’ils ont choisi de porter sur scène – en bousculant parfois l’ordre des scènes (l’apologie du tabac) et en insérant des citations prises à d’autres écrivains (Montherlant, Pouchkine…).
Tradition et modernité
À l’ouverture du rideau, le décor d’emblée nous saisit : les toiles d’Aubusson, conçues et dessinées par Stéphane Blanquet, construisent une magnifique scénographie à l’ancienne, rappelant à la fois l’esthétique propre à l’Art Nouveau et, par l’ambiance colorée qui rappelle ses inquiétantes jungles, les merveilleuses peintures du Lavallois Henri Rousseau. Une fumée épaisse envahit la scène puis, tout doucement, la salle. Nous voilà comme plongés dans une curieuse atmosphère de film d’horreur, du moins jusqu’à l’entrée de Dom Juan.
Dom Juan prend les traits du fameux clown blanc interprété par Jean Lambert-wild – déjà central dans les créations précédentes, Richard III de William Shakespeare et En attendant Godot de Samuel Beckett. Pris d’une violente quinte de toux, les cheveux et les souliers (en porcelaine de Limoges, s’il vous plaît !) rouge flamboyant, il a dès l’ouverture rendez-vous avec la mort ; son corps abîmé, notamment par l’alcool qu’il ingurgite au fil des répliques, est habité par l’horizon de la finitude, de même que son discours brave le ciel à s’en faire punir. L’avilissante déchéance hante sa chair et son esprit. L’axe est fort ; il traverse la pièce de part en part.
À son service, Sganarelle, joué par Steve Tientcheu, colosse noir d’un mètre quatre-vingt-seize qui n’était encore jamais monté (professionnellement) sur les planches, mais sévissant au cinéma, est revêtu d’un costume noir avec motif de squelette. À la légèreté du maître, insaisissable moralement et même physiquement, du fait de ses pas dansés et acrobatiques qu’il effectue de bout en bout, répond la pesanteur du serviteur, dont la lourdeur fait écho aux incessantes mimiques qui le conduisent parfois au cabotinage (un ami technicien travaillant sur la pièce m’a néanmoins dit qu’il n’en était habituellement pas ainsi).
Jean Lambert-wild et Lorenzo Malaguerra ont également eu l’originale idée de faire venir un trio d’acteurs-musiciens suisses (Romaine, Denis Alber et Pascal Rinaldi) de la compagnie de l’Ovale, orchestre burlesque qui assiste, de gré et surtout de force, au délire du maître jusqu’à sa mort, synonyme de libération.
Farce, burlesque et hystérie
Ce Dom Juan ne connaît pas la pause, l’inflexion récupératrice, le repos régénérant : le spectateur est maintenu dans une tension permanente, provoquée par le double ton de Jean Lambert-wild (aigu strident, grave colérique) et une dimension radicalement, voire violemment, farcesque qui nous éloigne des habituelles représentations de ce classique parmi les classiques – comme si le directeur du théâtre de l’Union voulait à la fois jouer son rôle et porter tous ceux qui lui donnent la réplique, quitte à exagérer les traits. À aucun moment le tragique, le face à face avec l’Absolu ne se déploie ; le moindre élément, entre les deux signes de croix qui ouvrent et clôturent le spectacle, est résolument burlesque. Reconnaissons aux deux directeurs d’avoir bousculé toutes les représentations que nous pouvions jusqu’alors nous faire de Dom Juan.
Du côté du trio des acteurs-musiciens, la nuance de la farce effleure à la fois le cabaret et la commedia dell’arte, à l’image de cette version de L’École des femmes créée l’an dernier au festival d’Avignon par Gilles Droulez et ses Affamés. Le parti-pris de la compagnie ardècho-lyonnaise n’avait pas été sans nous surprendre, alors même que cette pièce de Molière pouvait en un sens s’y prêter. Dans le cas de Dom Juan, la balbutiante incertitude laisse place – nous l’avons écrit – à une imperméable incompréhension.
Du côté de Dom Juan lui-même, la farce oscille entre l’hystérie d’un clown de cirque et les prouesses acrobatiques qui rapprochent, le silence en moins (différence abyssale avec l’artiste américain), de Buster Keaton. Armé d’un flingue qu’il brandit à tout va, il ressemble plus à l’enfant impatient et colérique qu’à un homme diffracté entre son désir et la morale, entre l’amour des femmes et l’indifférence aux dieux. La référence clownesque se rapproche ainsi, dans sa violence même, du Joker, bien que la farce retire dans le cas présent tout vertige au mal ; il n’y a cependant pas de Batman, mais un Commandeur tapi dans une grotte, qui surgit soudain d’une table, sous un voile rouge, prononçant d’improbables borborygmes.
Une prise de position assumée
Si nous ne dirons rien des rôles secondaires, assumés en alternance par la quinzaine d’élèves-comédiens de l’Académie de l’Union (qui ont encore une belle marge de progression), il faut souligner la création lumière, intéressante quoique laissant parfois dans l’ombre des éléments qui auraient mérité un éclairage singulier, et surtout la superbe création sonore, signée Jean-Luc Therminarias (compagnon de langue date de Jean Lambert-wild, puisqu’ils collaboraient déjà pour Splendeur et Lassitude du Capitaine Marion Déperrier, créé au théâtre Granit de Belfort en janvier 1999), qui est probablement ce que nous avons vu – en l’occurrence entendu – de plus abouti dans l’ensemble du spectacle.
La proposition artistique du Français Jean Lambert-wild et du Suisse Lorenzo Malaguerra est indéniablement riche, foisonnante, travaillée ; elle a également le mérite d’affirmer une prise de position dramaturgique clairement caricaturale, en dehors de tout classicisme, donc d’assumer toutes les possibilités de division quant à sa réception.
Qui souhaite voir un Dom Juan sortant des sentiers de la tragi-comédie classique pour rejoindre ceux de la farce et du burlesque trouvera dans ce spectacle atypique et inventif de quoi satisfaire sa curiosité et son goût. Qui ne comprend pas comment il est possible de voir en Dom Juan une bête de cirque, ni en la pièce une course bruyante, violente et hystérique vers la mort, se réservera probablement pour d’autres versions, peut-être moins respectueuses du mythe total, probablement moins créatives, mais certainement plus en accord avec l’esprit de Molière – du moins tel qu’il nous a été transmis à travers les siècles.
Spectacle : Dom Juan ou le festin de Pierre
Création : 19 mars 2019 au théâtre de l’Union à Limoges
Durée : 1h40
Public : à partir de 14 ans
Texte : Molière (et ajouts)
Adaptation : Jean Lambert-wild, Catherine Lefeuvre
Direction : Jean Lambert-wild, Lorenzo Malaguerra
Avec Jean Lambert-wild, Steve Tientcheu (en alternance avec Yaya Mbilé Bitang), Danis Alber, Pascal Rinaldi, Romaine, ainsi que quatre comédiens en alternance issus de l’Académie de l’Union – École supérieure professionnelle de théâtre du Limousin (séquence 9).
Scénographie : Jean Lambert-wild et Stéphane Blanquet
Musique et spatialisation en direct : Jean-Luc Therminarias
Lumière : Renaud Lagier
Costumes : Annick Serret-Amirat
En téléchargement : dossier du spectacle
Crédits photographiques : Tristan Jeanne-Valès
Où voir le spectacle ?
Spectacle vu le lundi 25 mars au théâtre de l’Union (Limoges)
– 19-29 mars 2019 : théâtre de l’Union à Limoges
– 2-5 avril : théâtre de la Coupe d’Or à Rochefort
– 9-10 avril : théâtre Edwige Feuillère à Vesoul
– 24 avril : centre culturel Le Rive Gauche à Saint-Étienne-du-Rouvray
– 2020 : théâtre de la Cité internationale à Paris (représentations durant un mois, dates à préciser)
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