Documentaire au bord du gouffre : comment vivre dans un monde qui s’effondre ?
Comment vivre dans un monde qui s’effondre ? La question posée par le documentaire Once You Know est vertigineuse. Les extraits de cette œuvre en post-production ne le sont pas moins, portés par les belles images d’Emmanuel Cappellin et de son équipe. Un film en attente des derniers financements et que Profession Spectacle a décidé de soutenir.
Emmanuel Cappellin prend conscience de l’effondrement du monde un jour de tempête, alors qu’il est embarqué sur un gigantesque porte-conteneurs pour le tournage d’un documentaire. Marqué par cette expérience, il part à la rencontre de climatologues et spécialistes de l’énergie qui connaissent objectivement la réalité de cet effondrement, pour l’avoir maintes fois prédit, afin de savoir comment ils le vivent et l’assument personnellement, quotidiennement.
Le résultat ? Un documentaire enthousiasmant, au propos stimulant, aux images – pour celles que nous avons pu voir – magnifiques. Un film qui doit encore trouver près de 10 % de son budget : un financement participatif est en cours jusque fin décembre.
Entretien avec le réalisateur Emmanuel Cappellin.
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La connaissance d’une limite au monde ne date pas d’aujourd’hui. Est-ce une simple prise de conscience brusque et personnelle ou pensez-vous qu’il y a une croissance rapide, objective, de l’effondrement ?
Il y a deux éléments de réponse : le premier est davantage physique, sur le réel du monde ; le second est davantage intérieur. Le film essaie de raconter un cheminement personnel qui va de « quand on sait des informations factuelles » à « quand on les ressent intérieurement », et ensuite comment elles font leur chemin vers une évolution intellectuelle, politique, vers un positionnement par rapport au monde, aux autres, à soi avant tout.
J’ai fait des études de sciences environnementales et me suis intéressé au rapport Meadows du Club de Rome dans les années soixante-dix, qui a connu un énorme retentissement, a touché politiques et décideurs, et a été vendu à trente millions d’exemplaires ces quarante dernières années. Il explique que si l’on continue à grandir de manière exponentielle dans un monde fini, on touchera nécessairement ses limites à un moment, ce qui provoquera inévitablement un effondrement. Donc on le sait.
En réalité, il s’agit d’une très vieille bataille intellectuelle entre les malthusiens – ou néo-malthusiens – qui insistent sur la prise en compte des limites physiques et les personnes qui croient au pouvoir de la technologie pour repousser ces limites, et qui dénoncent des thèses telles que celle de Paul Ehrlich dans The Population Bomb sur le fait que la population mondiale serait une bombe à retardement – ce qui a été prouvé comme étant faux.
Aujourd’hui la question qui me traverse profondément est : que puis-je assumer dans ce qui me reste à vivre ?
Pourquoi avez-vous choisi de ressaisir ce vaste débat, et toutes les interrogations contemporaines qui en découlent, par le biais d’un film ?
Si j’ai d’abord fait mes études sur le message, le fond du film, c’est-à-dire sur le rapport de l’homme à ce monde, j’ai ensuite poursuivi par des études de cinéma en Californie. Le documentaire est la fusion de ces deux approches, intellectuelle et artistique. Le film est ainsi un support pour partager une expérience du monde. Le cinéma n’est probablement pas le meilleur moyen pour aborder ce genre de sujet, puisque notre sujet est anti-cinématographique : nous parlons d’un cheminement intérieur, émotionnel, intellectuel… Il n’y a rien de mieux que la littérature pour faire ça ! Comment mettre ça en images ? Le grand défi fut de trouver des réponses artistiques.
Le cinéma favorise néanmoins, certes davantage du côté de la fiction que du documentaire, une distanciation artistique que nous retrouvons dans la littérature.
Ceux qui ont vu la première heure du film, c’est-à-dire la partie que nous avons déjà montée, nous disent effectivement que cela ne ressemble pas à un documentaire. C’est presque plus une mise en fiction de ma propre vie, notamment avec le traitement de la musique, de la conception sonore…
Comment avez-vous choisi les cinq experts de l’effondrement qui interviennent dans le film ?
Il y a eu un processus de sélection, qui a commencé par de nombreuses et longues recherches. Pourquoi ? Parce que je leur demande le contraire de tout ce qu’on leur a toujours demandé, c’est-à-dire de faire tomber la blouse blanche pour parler de manière émotionnelle d’un sujet sur lesquels ils ne sont censés être pertinents que d’une manière objective. Or ce qui m’intéressait est précisément, non leur savoir immense, mais leur réponse humaine, personnelle. En marge de ce casting, il y a eu des heureux hasards de la vie. Je suis allé voir Joanna Macy, qui est une des fondatrices de ce qu’on appelle la “deep ecology” aux États-Unis, courant qui représente pour moi l’une des deux jambes du film. Elle m’a répondu : « Je suis très âgée et épuisée, allez voir la jeunesse. » Elle m’a orienté vers une experte de la montée des eaux, Susanne Moser, que j’ai rencontrée et qui est devenue le dernier personnage dans le film, celui qui est finalement le plus proche de ce que j’essaie d’exprimer.
La question que vous posez d’emblée dans votre bande annonce est : « Comment vivre dans un monde qui s’effondre ? » La question n’est donc pas tant pour vous de discuter l’éventualité d’une « trajectoire d’effondrement » que de s’y préparer personnellement et politiquement.
L’enjeu est effectivement de s’interroger sur ce que pourrait être une politique publique de l’effondrement. Nous posons beaucoup de questions, suggérons quelques pistes… La phrase qui a longtemps été clef dans l’élaboration de ce film fut pour moi celle posée par Susanne Moser : “What is meaningful work on the way down?”, c’est-à-dire quel travail a du sens dans un monde en déclin, en sachant que “meaningful” a deux sens, celui de la quête personnelle de sens et celui de l’utilité pour les autres. C’est cette double perspective que je souhaite proposer aux spectateurs.
Êtes-vous proche des mouvements de la décroissance ?
Non seulement j’en suis intellectuellement proche mais je crois aussi, même si c’est aujourd’hui politiquement irrecevable, que ce sera dans les faits pratiquement inévitable. Je ne pense pas que ce soit un projet de société sur lequel on peut fédérer, mais c’est une contingence sur laquelle on va devoir apprendre à vivre.
Vous vivez actuellement une expérience très concrète, à Saillans, dans la Drôme, sur laquelle vous revenez dans votre film. N’est-ce pas étrange d’être à la fois dans le très global du discours et le très intime de la proposition ? Comment conciliez-vous les deux, dans votre film d’abord, et dans votre vie ?
Il y a deux courses en parallèle, la première relative à la prise de conscience de la dégradation de nos conditions de vie, la seconde sur l’action que nous désirons mener ensemble, les uns avec les autres. Ce sont deux processus simultanés : le premier est irréversible, le second est en question. Que va-t-on construire ? Et quand je dis « on », je ne parle pas de « l’humanité », qui ne veut rien dire. Qu’allons-nous localement, en fonction des contingences particulières, essayer de construire, en sachant évidemment que tous nos petits efforts seront peut-être balayés par de grands mouvements géopolitiques. Vous me demandez comment concilier les deux… C’est un grand écart ! Nous parlons de processus mondiaux, lents, puissants, dotés d’une inertie fantastique – à l’image du paquebot dans le film –, qui n’ont pas de lien logique totalement cohérent avec nos actions de recyclage ou nos essais de démocratie participative à Saillans. C’est une impossibilité rationnelle. Il y a toutefois ce que l’on vit personnellement : ce n’est pas seulement une quête de sens pour soi, c’est aussi une recherche de cohérence avec les autres, comme une sorte de niveau intermédiaire entre l’extrêmement global et l’extrêmement local. S’il fallait donner un nom à cette voie, on pourrait appeler cela le bio-régionalisme : à partir du moment où j’accepte qu’il n’y ait plus d’ailleurs pour prendre mes déchets, pour m’apporter l’eau potable et l’électricité, il faut faire avec ce que j’ai, et avec ceux qui m’entourent. Ma manière de répondre personnellement à l’effondrement est de m’inscrire dans cette perspective bio-régionaliste.
Au risque d’être provoquant, l’expérience de Saillans ne ressemblerait-elle pas à celle de l’enfant qui, devant le divorce de ses parents et l’effondrement de l’équilibre familial, préfère se sentir responsable et agir plutôt qu’être impuissant ? Le monde s’effondre tandis que vous retournez un carré de terre…
Absolument ! Ça fait partie de ce processus d’acceptation. On pourrait faire le parallèle avec les malades à qui on annonce la date approximative de leur mort : une fois que l’on sait, comment vit-on avec ? Il y a toute une panoplie de possibles. Dans le cas présent, malgré le fait que nos marges de manœuvre sont très limitées, on veut se sentir un pouvoir d’agir. Qu’est-ce qui est toxique en période d’effondrement ? C’est l’individualisme, un monde qui met en avant des récits tels que l’homme est un loup pour l’homme, la police est nécessaire pour empêcher les hommes de se bouffer mutuellement… ce qui entraîne une suspicion continuelle envers le voisin. Dans une société qui a réussi en amont à réinstaurer ou maintenir des solidarités, le conflit aura naturellement moins sa place. Il y a là une vraie marge de manœuvre. À Saillans, en effet, nous faisons joujou, en apprenant ce que sont la délibération, la responsabilité collective… Nous travaillons par exemple actuellement sur le plan local d’urbanisme, mais reconnaissons-le, cela reste un non enjeu par rapport à ce qui adviendra.
À vous écouter, j’ai l’impression que vous postulez que l’homme est naturellement bon…
Non, je ne pense pas qu’il le soit foncièrement, mais il crée – et c’est cela la politique – des contextes qui l’amènent à réagir de différentes manières. C’est à nous de créer les architectures qui permettent à l’homme d’être bon.
Propos recueillis par Pierre GELIN-MONASTIER
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Galerie Photos (© Quand on sait / Once You Know)
Emmanuel Cappellin
Abri anti-inondation
Les cinq experts interrogés : Hervé Le Treut, Richard Heinberg, Saleemul Huq, Susanne Moser et Jean-Marc Jancovici (de gauche à droite)
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