Des guerres pour l’énergie aux guerres contre l’énergie
Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur des sujets notamment en lien avec l’ESS.
[Tribune libre*]
La géopolitique est un instrument de choix pour qui veut faire l’intéressant. Vous vous mettez à la table des « grandes puissances » dont vous dévoilez les « stratégies », vous laissez entendre que vous êtes un expert en « jeu de go » et que vous avez vos entrées dans le monde feutré de « ceux qui savent », et vous avez là de quoi éblouir à coup sûr vos voisines et voisins d’un soir. Dans votre baratin, vous n’aurez pas manqué de souligner combien le contrôle de tel ou tel champ pétrolifère est une des clefs cachées de la compréhension de la marche du monde.
À ces péroraisons pontifiantes mettant en scène de futurs cataclysmes planétaires semble répondre, dans la banalité de nos petites existences, une injonction permanente à produire un effort quasiment guerrier, non pas pour disposer de davantage d’énergie, mais pour en utiliser moins. Notre jeu vidéo change alors de catégorie de héros ; à la Force se substitue la Sagesse.
Mais doit-on opposer la guerre pour le moins à la guerre pour le plus, sachant qu’elles sont toutes deux censées poursuivre le même but, à savoir desserrer la contrainte sur nos approvisionnements en énergie ? Le bon sens voudrait que l’on jouât sur les deux tableaux. Or, après le premier choc pétrolier d’octobre 1973, la politique française s’est résolument orientée, à travers le programme nucléaire, du côté du plus. Peu à peu, la société s’est lassée de ce commandement prométhéen, et la loi est venue confirmer en juillet 2005 une nouvelle orientation exclusive vers le moins. Et c’est par un décret du 28 novembre 2006 que nous nous sommes vus imposer l’omniprésence de cette mention stupide : l’énergie est notre avenir, économisons-la. Car ce n’est pas un slogan publicitaire, c’est une obligation légale.
Mais depuis les choses ont encore changé. L’impératif absolu n’est plus d’économiser l’énergie, mais de diminuer les émissions de CO2. Il y a donc des énergies à orienter vers le plus ; elles sont durables, vertes, douces, renouvelables… tous qualificatifs chatoyants et tentateurs. Et il y a des énergies à orienter vers le moins, voire à totalement éradiquer ; elles sont fossiles, polluantes, rétrogrades. Le Bien contre le Mal, le propre contre le sale, le vertueux contre le salopard.
En un certain sens, c’est une évolution heureuse ; en effet, l’unicité du concept d’énergie n’est qu’une notion de science physique, mais qui n’a aucun sens en économie. Et si cette énergie une était notre avenir (ce qui ne veut rien dire !), est-il raisonnable d’affirmer qu’il faut économiser son avenir ?
Mais sur le plan politique, ou social, en rester là est un véritable désastre. C’est alimenter les plus bas instincts de la population en pseudo-divinités à adorer ou à haïr. C’est faire se dresser des camps les uns contre les autres, pour de pures abstractions. C’est fabriquer de nouvelles exclusions, dans une société qui aurait au contraire tant besoin de nouvelles solidarités.
Nous subissons déjà, depuis trente ou cinquante ans, le poids des préjugés contre le transport routier et contre l’électricité nucléaire. Ces préjugés sont aujourd’hui comme fédérés et renforcés par les campagnes récentes contre le moteur Diesel, l’automobile et les combustibles carbonés en général. Aux légitimes débats techniques, désormais inaudibles, se sont substituées des condamnations morales et sans appel. Le décor semble planté pour de nouvelles guerres de religion.
Les couches éclairées de la population, adeptes des énergies prétendument renouvelables, n’ont que mépris, condescendance et pour tout dire haine de classe pour les demeurés qui continuent à consommer du pétrole. En matière de cohésion sociale, on a rarement fait pire.
Nous sommes des Gaulois, entend-on souvent dire, sur le mode de l’excuse complaisante. Eh oui, nous sommes querelleurs, batailleurs, coupeurs de cheveux en quatre, surtout pour des broutilles, mais nous n’y pouvons rien, c’est de l’atavisme. Ce ne serait qu’un péché mignon.
Voire. J’eusse aimé que nous retenions de nos « ancêtres » davantage de gauloiseries et bien moins de propension aux batailles stériles. Je crois surtout que ce qui nous rapproche d’eux, c’est un certain retour au paganisme. La place était libre, dans les esprits, pour le retour de croyances brutales et naïves, au mépris de tout esprit critique, de toute velléité d’analyse, de tout effort de raison et de concertation. Elles s’y sont installées.
Ce climat de guerre civile verbale est fondamentalement malsain, tant il est aisé d’y succomber. Je veux ici évoquer un souvenir. C’était il y a vingt ans environ. Les hasards de la vie professionnelle m’avaient conduit à travailler sur la statistique du TRM (transport routier de marchandises). J’y ai découvert un monde complexe, passionnant sur le plan économique et plus qu’attachant sur un plan proprement humain. Et j’ai dû batailler ferme pour me défaire de mes idées préconçues sur cette profession. Idées préconçues qui sont unanimement partagées : demandez-donc autour de vous, et tout le monde vous dira que le TRM est dangereux, coûteux, polluant et dévoreur d’espace, alors que le train est écologique, social, propre et économe.
Or ce sont justement ces parti-pris, idéologiques voire religieux, en tous cas confinant au blocage mental, qui ont constitué et constituent toujours le principal obstacle à une évolution de nos systèmes de transports vers davantage de modération. Je n’ai jamais rencontré un seul chargeur qui soit par principe opposé au rail ou à la voie d’eau. Tous sont prêts à donner leur chance aux modes non-routiers, dès lors qu’ils pourront y trouver un avantage compétitif. Je les ai même trouvés plutôt bienveillants à l’égard des considérations environnementales, et prêts à faire une certaine place à l’intérêt général ; encore faut-il ne pas les traiter systématiquement de malfaiteurs, ce que personne n’apprécie.
Je crains que nous ne soyons en train de faire la même erreur, en grand, dans le domaine de l’énergie en général. Tout cela risque de finir très mal. Pas plus que les modes de transport, il ne faut opposer les sources d’énergie, mais les composer, sans heurts et surtout sans anathèmes. Faute de quoi la société en sortira encore plus fracturée, et au bout du compte on n’aura rien gagné en CO2 non plus.
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