“Des Caravelles et des Batailles” – Est-ce une secte qui habite cet ashram?
La nouvelle scène belge continue de faire des siennes avec un texte collectif décalé, tout en finesse. Sélectionnée par le théâtre Les Doms, temple de la belgitude en Avignon, ce premier spectacle d’une jeune compagnie nous embarque dans un univers utopique, plein de fantaisie.
Un groupe attend une arrivée. Ils sont excités et anxieux… Ils ne sont pas sûrs qu’il vienne ou qu’ils viennent. Mais quelqu’un arrive et c’est un bel ahuri, vous ou moi, n’importe qui ! L’épopée, en dépit du titre, n’a pas lieu sur les mers mais au cœur d’une forêt. On la découvre incidemment lors de la fugue d’un des pensionnaires. Car le vrai lieu central, ce n’est pas la forêt mais le huis clos de six personnages, enfermés volontaires d’un manoir qui tient avec des étais.
Symbolisé par une colonne de planches rustiques du sol au plafond, ce manoir n’existe lui-même que par les personnages qui s’échinent à décrire sa pièce principale : une véritable épopée revisitée. On y découvre les quatre tableaux géants de la bataille de Cajamarca en 1532, le massacre des Incas. Atahualpa, leur roi qui ne descend jamais de sa litière, Francisco Pizarro, mandaté par le roi d’Espagne et le Messager. Une allégorie de l’Histoire avec le massacre des innocents, l’idéalisation du bon sauvage, la perversité du colon et la culpabilité de ses descendants. Réjouissant.
Est-ce une secte qui habite cet ashram ? Apparemment non tant la fantaisie de leur vie quotidienne est grande et dépourvue de contraintes collectives. Plutôt une utopie inspirée de La Montagne Magique de Thomas Mann, disent les auteurs de cette écriture collective. L’écrivain allemand campait lui une galerie de personnages dans un sanatorium. Bienveillants et empathiques à l’excès, les héros sur scène de ce conte philosophique et forestier prêtent souvent à rire. Mi-fugue, mi-raison, ils sont dans un entre-deux tout en finesse, à deux doigts de la satire et de la comédie.
Il y a d’abord Andreas, le gars au sac à dos qui vient de débarquer, incarné par Jules Puibaraud, impeccable. On avait déjà vu ce jeune acteur l’an dernier, également au théâtre Les Doms dans un pièce de Justine Lequette, J’abandonne une partie de moi-même que j’adapte, questionnement subtil sur la notion du bonheur où il incarnait le sociologue Edgar Morin. Jamais lourdingue ni verbeuse, cette veine sociologique décalée sied bien à la jeune création belge.
Deux des comédiens assurent la mise en scène, Eléna Doratiotto, l’énergique sportive Clawdia occupée à balancer des petits cailloux par-dessus le viaduc et Benoît Piret, le co-fondateur du Raoul Collectif, nouvelle référence du théâtre en Wallonie-Bruxelles, version liégeoise. Il y incarne Obertini, intellectuel féru d’histoire qui voit l’immense fresque, sa passion dévorante, barbouillée, taguée, défigurée, effacée par Andréas l’ahuri. L’Histoire niée, dénaturée ? On comprend que le temps a été aboli, témoin le post-Scriptum 438 de la lettre écrite par Andréas qui ne partira jamais.
Finalement, Gurkan l’écrivain pondra la chute finale du livre qui l’emmènera au Nobel et s’écriera : « Gloire aux Vaincus ». Vraiment ? Quasi biblique, la formule vide de sens prête à rire et fait réagir Madame Stöhr, l’hôtesse. Ici, ce qui compte, ce n’est pas tant ce qu’on fait ou voudrait faire mais ce qu’on ne fera pas. Alors courage, fuyons ! Décélérons, cessons cette agitation tous azimuts, posons-nous et réfléchissons, semblent inviter ces trentenaires décroissants, jamais béats ni babas. Et Albin le réfugié parti faire son tour en forêt d’interroger : « Le Jardin, qui a pensé à ne pas l’entretenir ? »
SPECTACLE : Des Caravelles et des Batailles
Création : 2019
Durée : 1h40
Public : à partir de 17 ans
Texte : écriture collective
Mise en scène : Eléna Doratiotto et Benoît Piret
Avec : Eléna Doratiotto, Salim Djaferi, Gaëtan Lejeune, Anne-Sophie Sterck, Benoît Piret et Jules Puibaraud
Création lumière & régie générale : Philippe Orivel
Scénographie : Valentin Périlleux
Assistante mise en scène : Nicole Stankiewicz
Regard scénographique et costumes : Marie Szernovicz
Chargée de diffusion : Catherine Hance, Aurélie Curti
Crédits photographiques : Hélène Legrand
Où voir le spectacle ?
Spectacle vu en juillet au théâtre des Doms à Avignon
– 26 et 27 octobre 2019 : festival Sens Interdit à Lyon
– Du 14 janvier au 1er février 2020 : théâtre Varia à Bruxelles
– Du 3 au 5 mars 2020: théâtre Sorano à Toulouse
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