Les bons mots du Doc Kasimir Bisou – 3) Des « besoins culturels » au développement des « libertés » et « capacités »
Toutes les semaines, cette chronique proposera un instantané recto-verso d’un « bon mot » de la politique culturelle. Le recto donnera le sens du mot aujourd’hui, dans la routine des discours des acteurs du champ culturel. Le verso mettra en lumière ce qui fait sens pour une politique culturelle soucieuse de respecter les droits culturels des personnes.
Les bon mots du Doc Kasimir Bisou
Lire l’intégralité de l’introduction aux bons mots.
Troisième mot des évidences : « BESOINS CULTURELS ».
Dans les conversations avec les acteurs culturels et, encore plus me semble-t-il, avec les élus à la culture, la meilleure volonté se manifeste : chacun estime être là pour répondre à des « besoins culturels ». Aucune ombre d’aucun doute ! Avec, en sous main, une donnée solide comme un roc : les « besoins culturels » sont certes essentiels, mais ils se placent loin derrière les « besoins primaires », en référence à la traditionnelle pyramide de Maslow ! D’abord manger ! Se cultiver ne va pas à ventre vide !
Tous répètent sans sourciller qu’ils sont là pour « satisfaire les besoins » exprimés par les gens (publics, populations, habitants…). D’autres disent que les institutions culturelles ont à répondre aux « attentes des publics », plus particulièrement des « nouveaux publics » qu’il faut parvenir à conquérir en prenant appui sur les outils du marketing comportemental.
Certains ont plus de scrupules et se fixent comme ambition de faire découvrir des œuvres « que les gens ne demandent pas parce qu’ils ne les connaissent pas ». Le « besoin » est toujours le mot clé, mais cette fois, il est prisonnier de forces aliénantes. On clame alors qu’il faut « toucher » ces populations qui n’ont pas une « claire conscience » de leurs besoins culturels propres puisqu’elles « ne fréquentent pas, spontanément, les œuvres d’art » ! Elles ne reconnaissent pas les « offres culturelles de qualité » et sont, de ce fait, victimes « d’inégalités culturelles ». Il a été dit plusieurs fois dans nos groupes de conversation en Nouvelle-Aquitaine que ces populations « s’auto-excluaient de l’offre culturelle ». Ainsi la politique culturelle et ses acteurs, même les moins bien placés dans la hiérarchie, se sont-ils voués à la « bonne » cause de répondre, à la fois aux vrais besoins culturels et à casser la gangue des faux.
Ces convictions profondes ne sont pas faciles à interroger. Pourtant, les conversations – quand on peut les avoir comme cela fut le cas en Nouvelle-Aquitaine – conduisent in fine à la conclusion que, si la législation sur les droits culturels devait être prise au sérieux, il faudrait accepter de s’y prendre autrement.
En effet, le respect des droits culturels ne peut se satisfaire de répondre à des « besoins », réels ou supposés : les « gens » ne sont pas des machines qui auraient « besoin » de carburants culturels pour fonctionner ! Ce sont des « personnes » qui disposent de leur droit à la liberté d’apprécier ce qui est bon pour elles et dont la place dans la société dépend de leur capacité effective d’agir en autonomie. En conséquence, la politique des droits culturels s’inscrit dans le large ensemble des politiques publiques visant le développement humain durable. On doit alors faire référence ici à « l’approche basée sur les droits de l’Homme en développement (ABDH), pour laquelle « l’objectif est d’augmenter les capacités et les libertés des personnes et non de réduire des besoins ».
La responsabilité publique doit veiller à considérer les personnes comme des acteurs libres de faire leur choix, non comme des outres de besoins qui seraient satisfaites d’être bien remplies !
Le changement de posture est d’importance car cette « liberté culturelle » des personnes n’est pas une nécessité seconde qui viendrait après les autres, comme dans la réponse aux besoins culturels. Aucun élu, aucun acteur ne devrait oublier que la liberté de la personne de prendre part à la vie culturelle est un droit humain fondamental indissociable de tous les autres. Un droit « universel » avec pour conséquence qu’il n’y a pas à attendre que les autres libertés soient déployées pour inscrire le développement des libertés et capacités culturelles de la personne dans les programmes d’action publique.
Ainsi, avec les droits culturels, l’enjeu est l’accompagnement de la personne dans ses cheminements libres, d’une ressource culturelle à une autre, en vue de développer sa capacité d’être un acteur de son autonomie, dans ses relations de reconnaissance avec les autres. Sans oublier qu’alors, la personne se doit d’être aussi un acteur des discussions concernant les politiques culturelles qui la concernent !
Cette perspective n’est évidemment pas aisée à assimiler d’emblée quand on pris l’habitude de raisonner en terme de « besoins », vrais ou faux, à satisfaire.
Avec les volontaires de la Nouvelle-Aquitaine, nous en avons tous convenu, tout en observant que beaucoup d’entre eux agissent déjà, implicitement, dans le bons sens : ces volontaires évoquent leur volonté de permettre aux personnes d’élargir leur « liberté effective » de faire des choix culturels, d’accéder pour cela au meilleur possible, dans le cadre de cheminements culturels négociés ! Les droits culturels dessinent pour eux une nouvelle histoire, celle d’une « liberté sociale » faite d’interactions où, si l’on suit Axel Honneth dans Le droit de la liberté, « les parties prenantes peuvent reconnaître dans la liberté d’autrui une condition de leur propre liberté » !
Ainsi, quand la politique traditionnelle affiche « besoins culturels à satisfaire », les droits culturels appellent au développement des « libertés » et « capacités » de la personne.
Retrouvez les volets de la série :
– Les bons mots des droits culturels – Introduction
– 1) Des « publics » à « la personne »
– 2) D’une « offre culturelle » aux « ressources » pour faire relation
– 3) Des « besoins culturels » au développement des « libertés » et « capacités »
À paraître
– 4) De la « création » à la « liberté d’expression artistique » et la « discussion sur les valeurs publiques »
– 5) De la « démocratisation de LA culture » au « débat entre cultures »
– 6) De la « culture » à l’art de « faire humanité ensemble »
– 7) De la « médiation culturelle » au « service de la relation »
– 8) De la « transversalité » à la « globalité »
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