Dérives de la convalescence | “Carnets indiens” d’Hermann Hesse
Deux fois par mois, Paméla Ramos s’approprie un livre absent de l’actualité littéraire immédiate : pas nécessairement récentes, difficiles à classer, fondatrices ou parfaitement inconnues, ces raretés hautement désirables nous sauvent la vie en la rendant respirable au creux de leurs élégants silences ou de leurs explosives révélations. Arpentons la bibliothèque des recoins, du désert et des limbes.
« Si tous, moi non »
Hermann Hesse, Carnets indiens (José Corti, 1995)
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Je ne suis pas en mesure de vous parler des Carnets indiens d’Hermann Hesse, car je ne l’ai pas lu. Mais je l’ai acheté. Voici mon histoire.
Cette semaine, comme l’immense majorité de mes concitoyens, j’ai été frappée par une épidémie. Remarquez qu’on peut déjà choisir de dire « malade » ou « frappée par une épidémie ». Mais malade indiquerait un état de fait contre lequel toute lutte semblerait vaine, et, dans son extrême banalité, m’indispose plus prodigieusement qu’un précis et exact « frappée par une épidémie ». D’abord, parce que je ne suis pas seule, ensuite, parce que j’avais baissé la garde, occupée à tout autre chose et ignorante des virus musclés en route à travers la plaine pour nous terrasser en un instant. Enfin, parce que je ne sais pas ce que c’est, préférant le mystère des symptômes à la désillusion du diagnostic. J’acceptai donc le coup, et en profitai pour littéralement suer, évacuer, rejeter tout ce que m’inspire cycliquement l’observation de mes contemporains.
À ce fâcheux contretemps s’ajouta la lecture d’un bien étrange objet auquel je m’attachai immédiatement, comme à une vieille planche en pleine mer : La Part du Héros, de l’impétueuse Andrea Marcolongo. La métaphore n’est pas abusive : les nausées vous implorent de retrouver terre en vous-même, de cesser de cogner contre un bord ou un autre et d’atteindre au plus vite le centre solide et serein, dont vous doutez considérablement de l’existence en de pareilles déconvenues.
Cet essai à la gloire de l’héroïsme individuel, embrasé par les vers des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes, me plongea dans un état de fureur et d’envie, comme remuée au fond du ventre par une rame creusée dans un bois amer afin de me faire dégorger mes travers les plus douloureux : terreur de n’être pas reconnue, découragement face à la tâche, désespoir de la perpétuelle impuissance, prémonition du meurtre de ses enfants par Médée alors que tout, encore, scintille. Sabotage, partout, tout le temps. Tristesse de trop en connaître, d’avoir pénétré l’écran après la fin du film, de se rappeler soudain dans un fracas familier mais pas moins pénible que l’issue recule et que l’évasion de sa propre prison prendra plus de temps que prévu.
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Je refermai ce livre des sortilèges happée par un violent accès de catatonie. Un arrêt net, une dalle dans le ventre, une baie vitrée immédiatement refermée entre moi et le reste, contre laquelle j’observai, détachée, toutes et tous s’écraser sans éprouver la moindre émotion, le moindre élan pour les laisser entrer. L’impossibilité immédiate de sortir les pieds du goudron, de raccrocher un sourire, d’avancer des tâches minimes. Un arrêt net, oui. Le sommeil, vaincu, se retira. J’étais dépouillée, et connaissais bien cet état. Il fallait s’isoler pour ne pas contaminer à son tour, l’attraction démente du négatif produisant des effets dévastateurs sur la petite enfance dont je me sentais moins entourée par mon fils que par tous ceux sensés le précéder de loin dans cette existence.
Dans le même temps, j’étais contactée par une chargée de casting pour participer à une émission de survie, à la recherche de mes instincts primitifs (comme si j’avais déjà eu le luxe de les ignorer).
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Si j’ai ma petite idée sur l’origine de cette proposition indécente, je n’en fus pas moins abasourdie et brutalement perturbée. Comment pouvait-on se faire dépouiller aussi littéralement de ses coins à champignons mentaux sans réagir, par quel tour du sort dépassant de trop loin l’ironie ? On me demandait de m’exposer nue avec un inconnu dans un environnement réputé hostile – quelque jungle, savane ou bois des Balkans, et ce durant trois semaines dans le but de… monter un 52 minutes où deux pauvres hères mangent des vers et s’échangent leurs poux, en tremblant de froid devant une équipe de tournage impassible, ceci pour finir par tous conclure la même chose : « je l’ai fait, je suis allé jusqu’au bout. » Et rentrer pleurer au chaud en n’ayant rien prouvé du tout, non. En ayant creusé son trou, au contraire : celui où l’on termine mal, avec une foule de faux amis Instagram et des propositions de coaching en motivation pour cadres de franchises péri-urbaines mal habillés.
Quelle émission pouvait bien contenir, en l’instant, toutes les affres visitées par mes monstres la nuit, mes famines de regards consistants, l’épuisement de survivre habillée en plein Carrefour le samedi, la menace des vies paires, rangées et consommées jusqu’à ce que l’autre, cet emmerdeur de conjoint à échanger aussi souvent qu’il nous contrariera, nous expulse du centre fou de son selfie dévorateur ?
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Obscurément, quelqu’un, quelque chose, quelque part, lançait une offensive concertée, stratégiquement parfaite, dans le but de m’anéantir, et contre laquelle il allait falloir redoubler de protections et de préparation.
« Vous pouvez réfléchir, je ne suis pas là pour vous convaincre. Vous devez le vouloir, vous en sentir capable. Nous avons besoin de votre force mentale », susurrait la disciple sangsue séduisante, au fond de mon téléphone.
Et c’est à ce moment précis que j’ai décidé de ne plus rien décider. Cette semaine avait trop duré, percluse dans mon esprit, comme tournant en boucle dans mon seul faisceau de sensations, comme une bête furieuse nassée dans ses encombrements, insensible à la lumière, la joie, les cris. Une prise de sang révèlerait sans doute une anémie passagère, un manque de vitamine D ou une inflammation quelconque, une tension intranquille, tout ayant une bonne vieille explication médicale, personne, pourtant, ne semblant véritablement soigné, nulle part. La paranoïa montant, je me demandais dans quelle mélasse le réel m’avait encore piégée : m’étais-je intoxiquée à l’ergot du seigle, allez savoir, dans les campagnes… ou bien au monoxyde de carbone ?
De passage en ville, je me laissai dériver vers l’un des derniers lieux qui me promettent encore un solide refuge, après les surplus américains : une grande librairie. Une bien grande, avec une profusion de livres que je n’ai aucune envie de lire, des tables de promotions qui ne m’intéressent pas, des présentoirs entiers de manuels scolaires, de cartes postales criardes et de mangas féroces, de coups de cœur de libraires invisibles, comme enfermés derrière leur console informatique afin de ne surtout pas croiser notre regard – ceux que je préfère encore, qui ne font pas semblant de croire au « tissu social » du livre, puisqu’il consiste justement à s’extraire de tout le reste pour rester dans son coin, seul, avec des mots d’ailleurs.
Accablée, brassée et souriant plus encore que d’habitude afin que rien n’y paraisse – politesse des derniers sous-sols– j’entrai donc en ce grand cimetière de mort-nés, grave comme l’exige l’accumulation des tombes ouvertes et saccagées par l’indécence de tous ces mots d’encouragements à vivre, et refoulant un énième étourdissement, me dirigeai vers l’étagère des allemands. Je savais qu’il me faudrait une thériaque bien dosée pour sortir de l’ensorcellement des boues saisonnières, et, du plus loin que je puisse remonter dans mes souvenirs heureux, de renversement de vertiges et de fulgurances voraces à déchiqueter les chairs pourries, me revenait un simple nom : Hermann Hesse. Mon feel-good, mon doudou, des livres qui sentent le curry et l’herbe coupée. Je remarquai immédiatement un grand format dont j’ignorais l’existence, à la tranche passée, en méditation entre ses fringants frères de poche, rutilants, derviches « tournant » visiblement plus rapidement que lui.
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Connaissez-vous aussi cet instinct amusant qui vous jette toujours à la tête des bons livres, au bon moment ?
Carnets indiens était parfait, et le regard pénétrant du dessin de couverture semblait me narguer : « Tu en as mis du temps, encore, à te cogner dans les cales, petite. Vas-tu enfin le trouver, ton foutu voyage qui te remettra les organes en place ? »
Je n’allais pas prendre un traitement de choc pour repousser les malaises. Je n’allais pas me faire le coup de croire encore que par la grâce d’une reconversion miracle, les portes s’ouvriraient enfin sur un monde qui n’attendait que moi. Il était inutile d’imaginer que je me gorgerais une fois de plus du poison de la fausse bienveillance des phrases toutes faites nous sommant de nous trouver au bout du voyage. J’étais déjà passée par là, et refusais la boucle.
Enfin, je n’allais pas partir nue avec un barbu musclé dévaster un biotope inconnu dans lequel je n’ai jamais eu aucune place, sous l’œil d’une équipe exploitée et épuisée, pour apparaître floutée aux parties intimes, débitant des phrases mécaniques dictées par le manque et la gêne. M’en savoir capable ne m’était d’aucune utilité.
J’allais lire ce qu’Hermann Hesse avait à dire de son voyage dans un ouvrage oublié et mineur : l’ouvrage du voyage littéral, alors que gorgé d’Orient dans sa chambre, il avait écrit ces romans éternels formant toutes les jeunesses conscientes depuis des décennies. J’étais presque sûre de savoir ce que j’allais y trouver, mais je voulais le vérifier.
Si tous, moi non, souriait Hermann. Survivre à la fièvre sur mon paquebot vers les îles ne relève d’aucune espèce d’héroïsme et vous le savez très bien.
J’étais en bonne voie de guérison, j’avais retrouvé mes plus intenses résolutions. Je n’allais pas survivre low-cost, mon Argô n’était pas un charter, ma nudité serait crue et frontale et mon voyage aurait une valeur, donc un prix. En route, me dis-je, en éteignant la lumière.
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Hermann Hesse, Carnets indiens, traduit par Michèle Hulin et Jean Malaparte, José Corti, 1995, 274 pages, 20,10 €
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