Denis Lachaud : « Le théâtre permet la frontalité »
Au fond d’une cour parisienne, la grande baie vitrée, entre verrière lumineuse et paroi protectrice, laisse voir Denis Lachaud en train de pianoter. Les salutations d’usage laissent rapidement place à une discussion bien circonscrite, entre questions vastes et réponses concises, presque chirurgicales, sans affect : l’écrivain a la précision orale qu’on lui connaît dans nombre de ses textes écrits. Rien ne déborde, tout va droit au but.
Trois textes de Denis Lachaud ont été publiés en février 2018 chez Actes Sud-Papiers, son éditeur théâtral. Le premier, La Magie lente, mis en scène par Pierre Notte et interprété par Benoît Giros, sera joué à Barcelone dans le cadre du troisième festival Oui !, présentant le théâtre français en Catalogne.
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Entretien avec Denis Lachaud.
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Quelle est l’origine de votre pièce, La Magie lente ?
Au départ, j’ai écrit une scène sur l’erreur de diagnostic pour une autre pièce traitant de la schizophrénie, en 2005-2006. J’ai monté cette pièce, qui s’appelle Mon mal en patience, avec des lycéens à Orléans, en enlevant toutefois cette fameuse scène, faute de temps pour la travailler. Plutôt que de la remettre par la suite, j’ai écrit La Magie lente.
Sur la forme, la seule ponctuation que vous employez est le point d’interrogation. Comment avez-vous pensé votre texte, notamment le vers, et quelle place accordez-vous à la ponctuation ?
C’est écrit en vers libre. Les vers commencent par une majuscule quand c’est un début de phrase, et par une minuscule lors d’un nouveau vers que j’inscris dans la continuation de la phrase en cours. Pour moi, la fin d’un vers correspond à une pause, à une indication pour le comédien du rythme de la pensée, du texte. J’y étais sensible lorsque j’étais moi-même comédien : le vers favorise une transmission entre le texte écrit et le plateau. Quant à la ponctuation, je ne l’utilise pas au théâtre parce que mon expérience de comédien, de nouveau, montre qu’elle n’a pas le même sens pour tout le monde. Certains pensent qu’une virgule correspond à une pause, quand d’autres vont la cantonner à la langue, sans rapport avec le jeu… En écrivant en vers, on met à peu près tout le monde d’accord, même si chacun est ensuite libre d’interpréter ces vers comme il le souhaite. Si j’ai gardé le point d’interrogation, c’est parce que je voulais m’assurer de ne pas provoquer d’erreur de sens. Le fait qu’une phrase soit une question ou une affirmation, cela change le sens.
Qu’est-ce qui enclenche le processus d’écriture : un comédien, une histoire, un personnage… ?
J’écris pour les comédiens, parfois connus, parfois inconnus. J’écris pour que le comédien puisse s’épanouir en véhiculant ce texte, produit d’une pensée qui n’est pas la sienne, qu’il puisse déployer ses capacités d’expression, physique, émotionnelle, etc. Quand je commence un texte, je ne sais pas quel type de voix le portera… Quand on écrit pour le théâtre, on laisse de la place pour un autre, d’autant plus que je ne joue ni ne mets en scène mes propres textes. Ce qui me plaît, c’est de refermer au minimum les possibilités du texte : La Rivière est par exemple écrit pour trois acteurs ou trois actrices. Même les didascalies ne sont pas destinées au comédien, mais au lecteur, afin qu’il ait une compréhension suffisante du monde dans lequel il se trouve lorsqu’il lit.
Aharon Appelfeld écrit qu’il ne faut jamais traiter l’horreur directement, mais par le biais d’une fiction qui opère un déplacement. Dans La Magie lente, vous optez au contraire pour la radicale frontalité. Pourquoi choisir un rapport si frontal ?
Aharon Appelfeld n’écrivait pas de théâtre ; et je ne pense effectivement pas que j’aurais pu écrire un tel texte sous la forme du récit. Le théâtre permet la frontalité, dans le rapport incarné et direct entre l’acteur et le public. Il y a dans cette crudité, dans ce « rapport très frontal », comme vous dites, un aspect de la représentation théâtrale que je trouve intéressant et qui rejoint une préoccupation que j’ai toujours quand j’écris du théâtre, à savoir l’écriture d’un drame dont je ressens la justesse mais que je suis incapable de résoudre comme metteur en scène. Il y a comme une sorte de défi lancé à ceux qui vont traduire la pièce pour le plateau.
Le traitement frontal par le récit est néanmoins possible, en témoigne le premier roman, La Tanche, écrit par Inge Schilperoord, autrice néerlandaise qui s’est appuyée sur son travail comme psychologue judiciaire au contact de criminels attirés sexuellement par les enfants.
C’est peut-être possible dans l’absolu, mais pas pour moi. J’ai l’intuition de la justesse d’une frontalité lorsque j’écris du théâtre, pas à l’endroit où je me situe pour la narration romanesque. Cela m’arrive toutefois de lire des récits sans décalage ni contournement, comme Le Grand Cahier d’Agota Kristof.
Plusieurs dramaturges actuels que j’ai rencontrés, tels le Catalan Sergi Belbel et le Français Pascal Rambert, m’ont confié leur impossibilité à lâcher à d’autres un texte qu’ils n’ont pas d’abord mis en scène. Sergi Belbel me disait ainsi : « Je veux toujours être le premier, parce que je souffre trop quand une de mes pièces est montée d’abord par un autre. Je n’aime pas parce que je ne sais pas ce que j’aurais fait. J’ai un rapport étrange avec les textes que je n’ai pas mis en scène… Ce sont des textes que je n’aime pas tellement. » Pour vous, la mise en scène n’est pas une nécessité ?
Non, effectivement. J’ai constaté dans mon cas que si j’écris une pièce en sachant que je vais la monter, je n’écris plus pareil : je vais en garder sous le pied. Il m’est arrivé d’écrire des pièces, il y a maintenant plus de quinze ans, en sachant que je les monterai, mais plus maintenant. Si je devais mettre en scène une pièce que j’ai écrite, j’aurais le sentiment de ne rien avoir à dire de plus que ce qui est déjà dans le texte et risquerais par conséquent d’être redondant. Dans le texte que j’écris, il y a tout ce que je veux y mettre.
La Magie lente est un seul en scène interprété par Benoît Giros et monté par Pierre Notte. A-t-il changé votre regard sur votre propre texte ?
Non. D’autant que l’histoire de ce spectacle a commencé par des lectures remarquables de Benoît Giros, avant même que Pierre ne rejoigne le projet. Après avoir entendu une de ces lectures, Pierre a simplement travaillé à inscrire la pièce dans une mise en espace, en s’interrogeant notamment sur le parcours du personnage. En revanche, ce qui m’arrive lorsque je vais voir le spectacle, et j’y vais régulièrement, c’est que j’entends des aspects soit oubliés, soit légèrement différents de mon point de vue originel.
Lorsque j’ai interrogé Erri De Luca sur la spécificité de l’écriture théâtrale, il m’a répondu : « C’est la seule parole que l’auteur est obligé d’écouter. » Comment concevez-vous la différence entre écriture théâtrale et écriture romanesque ?
Je pense pour ma part qu’il n’y a pas de parole romanesque : le roman n’est pas une parole ; il n’est pas écrit pour être proféré. Il passe directement du papier à l’intériorité du lecteur, en silence. Lorsque j’écris du théâtre, je suis justement du côté de la parole. D’où mon architecture en vers. Je suis relié à une temporalité de la parole dans le théâtre – cela doit faire environ une heure, une heure et demie –, quand cette temporalité est du côté du lecteur dans le roman : je ne maîtrise rien de son rythme de lecture.
La parole, la langue, est un thème récurrent dans votre œuvre, que ce soit Ernest dans J’apprends l’allemand, Frédéric dans J’apprends l’hébreu ou encore Thomas dans Le vrai est au coffre, jeune héros heurté par les mots durs de ses camarades. Dans La Magie lente, il s’agit de la parole psychanalytique. En un sens, la question de la parole et de la langue semble relever chez vous d’une anthropologie…
C’est dans Le vrai est au coffre que j’ai écrit : « Nous sommes faits d’eau et de mots. » Nous sommes construits par ce que nous avons entendu et lu, de tout un tas de fictions et d’histoires qui nous ont été transmises. C’est ce qui nous fait et nous défait, ce qui peut nous construire ou nous détruire. Je n’ai pas le sentiment de me soucier de traiter toujours de la parole… Dans le cas de La Magie lente, cela me paraît central puisque c’est le processus même de la cure psychanalytique et du théâtre de reposer, chacun à sa manière, sur la parole. Cette résonance entre les deux formes me paraissait évidemment intéressante à utiliser jusqu’au bout. Mais pour mes autres textes, notamment ceux que vous citez, ce n’est pas l’idée de la parole en soi qui m’intéresse : la langue étrangère est l’occasion d’immerger mes personnages dans un autre monde, presque dans une autre personnalité.
La Magie lente sera donné lors du troisième festival Oui !, qui offre aux publics de Barcelone un bel échantillon de la production théâtrale française. Avez-vous un lien particulier avec l’Espagne ?
J’aime beaucoup ce pays, même si je ne parle pas du tout la langue. J’y suis allé de nombreuses fois, et encore le mois dernier, à Majorque. C’est vraiment un endroit où je pourrais vivre, parce que ce pays a un certain dynamisme, peut-être lié à la jeunesse de sa démocratie, à sa fragilité, à ce souci que les gens en ont du fait que ce n’est pas une évidence en soi… Par ailleurs, il y a du soleil et de la lumière, et ça fait du bien (rires) !
Propos recueillis par Pierre GELIN-MONASTIER
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Denis LACHAUD, La Magie lente suivi de Survie et de La Rivière, Actes Sud-Papiers2018, 240 p., 15 €.
Photographie de Une – Denis Lachaud (crédits : Pierre Gelin-Monastier)
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