« De terre de honte et de pardon » de David Léon : une réconciliation
David Léon, auteur dramatique et comédien, publie aux éditions Espaces 34 sa septième pièce intitulée De terre de honte et de pardon. C’est le récit d’une histoire familiale marquée par la violence (du père, dans une moindre mesure de la mère), le deuil (du petit frère) et la maladie (de la mère).
Ainsi résumée, la pièce pourrait ne pas enthousiasmer. Mais ce résumé est tronqué car il ne dit rien de la langue de David Léon, qui mêle l’écriture et l’histoire intimes à l’Écriture et l’histoire bibliques, et dialogue aussi avec la mythologie et la littérature – Faulkner et les Norvégiens Jon Fosse et Tarjei Vesaas.
Qui soulève et rehausse (au sens également pictural d’un rehaut) l’histoire personnelle jusqu’à l’histoire universelle, soulève et rehausse l’autobiographie jusqu’à l’histoire du monde et l’anthropologie. Car tout homme a pu connaître la douleur, la violence, la blessure et la honte de la blessure ; tout homme a pu connaître le partage intérieur entre la honte d’être né de ses parents et la douleur de les découvrir pauvres et nus, douleur qui est amour car on ne les aime pas moins lorsqu’on les découvre pauvres.
Il y a ainsi dans la « pièce-récit » de David Léon comme un mouvement de présentation de la personne et de sa vie à une instance antérieure et supérieure (spirituelle et littéraire) qui lui permet de mieux se comprendre et s’accepter. Par cette polyphonie – et même cette polygraphie – intérieure qui la meut, par son style qui la rapproche de l’écriture poétique (« Dans la Forêt la neige grésille, volumineuse et sépulcrale ») cette pièce mérite incontestablement d’être lue, vue et entendue (elle a déjà donné lieu à une lecture musicale au début de l’année dernière).
La genèse et la responsabilité d’un écrivain
Enfant, David Léon prend l’habitude de copier dans son carnet, son « carnet des écritures », des passages des livres qu’il lit, en particulier des passages de tel ou tel livre de la Bible. C’est ainsi grâce à l’Écriture qu’il va se mettre à parler, réciter, proférer, qu’il va pouvoir être entendu, écouté et aimé : « J’ai répété aux autres… les phrases écrites et recopiées, les phrases apprises du Livre écrit et révélé… Tous les enfants, soudain en joie, m’écoutent, murmurent, répètent et agrandissent les mots de ma bouche ». D’une certaine manière, c’est la Parole divine, reçue et incorporée en secret, qui lui ouvre les lèvres. Il se met à parler parce qu’il a d’abord reçu cette Parole mais aussi parce qu’il « absorbe » la parole de ceux qui l’entourent, ainsi de ses camarades : « J’écoute le bercement. / Le flot des mots glissant de la bouche. / Les enfants lisent ».
Mais cette grâce de l’écriture et de la parole, ce « don de langue et de parole et d’écriture », sont aussi une charge, une responsabilité : par elles, il peut et donc doit sauver sa famille de la honte (sa mère le lui dit), dire la honte pour échapper et faire échapper à son emprise. Le récit qu’il livre est le fruit de cette responsabilité assumée : le partage et l’universalisation de la douleur et de la honte parviennent à tout sauver, à tout racheter, à consentir à toute son histoire.
Échantillonnage biblique et poétique du vêtement
Comme l’indique très justement la quatrième de couverture, l’écriture de David Léon est construite et progresse par « vagues, par boucles et par ellipses ». Cela donne, cela « rend » un son lancinant, envoûtant, l’Écriture et la Parole étant comme l’arrière-pays de l’écriture et de la parole de l’auteur, leur arrière-voix, une sorte de basse continue.
À la mort de son petit frère, le récitant recopie ainsi, en se l’appliquant, le passage de la Genèse qui raconte le meurtre d’Abel par Caïn et l’interpellation de Dieu lancée à ce dernier : Mais qu’as-tu fait de ton frère ? L’histoire biblique, universelle, résonne singulièrement dans l’histoire de l’auteur qui, bien que n’étant pas coupable de la mort de son frère, s’identifie à Caïn et ressent un bannissement identique au sien : « Je serai loin caché de Toi et je serai comme vagabond et comme errant sur la surface de toute la terre de honte et de pardon ».
La technique d’écriture de David Léon procède ainsi d’une sorte de sampling ou, pour parler français, d’une sorte d’échantillonnage biblique, le texte et la Parole de la Bible se superposant à l’histoire et l’écriture personnelles, s’intégrant à elles, faisant corps avec elles pour leur conférer une dimension plus profondément intime en même temps que plus profondément universelle. D’une certaine manière aussi, le texte et la Parole de la Bible constituent pour l’auteur un vêtement dans lequel il entre et qui devient comme une seconde peau, un vêtement qui s’intériorise. Il arrive que ce vêtement soit trop lâche, le texte biblique ne s’ajustant pas ou pas suffisamment au récit personnel (il en est ainsi, nous semble-t-il, des références au jugement de Salomon, au tout début de la pièce, puis au sacrifice d’Abraham) ; mais le procédé est généralement convaincant et fécond.
Fécondité de la honte
Il y a dans le livre de David Léon comme une fécondité de la honte, car si l’auteur écrit pour sauver les siens de la honte, cette honte elle-même, en étant dite et rattachée comme on a dit à l’histoire biblique, est féconde et, loin de défigurer ceux qu’elle frappe, les rend plus pitoyables (dignes de pitié) et ainsi plus aimables. Car s’il y a une mauvaise honte qui est la honte de ce qui est bon (Jésus dit à ses disciples : Celui qui a honte de moi et de mes paroles dans cette génération adultère et pécheresse, le Fils de l’homme aussi aura honte de lui, quand il viendra dans la gloire de son Père avec les saints anges – Marc, 8,38), il y a une bonne honte qui est la honte de ce qui est mauvais, même si l’on peut penser que la honte est une séquelle du péché originel puisqu’avant la chute : L’homme et sa femme étaient tous deux nus, et ils n’en avaient point honte (Genèse, 2, 25).
Cette bonne honte est la honte de ses fautes, de son égoïsme, de ses manques d’amour. Et l’on peut penser que l’un des intérêts, voire des objectifs, du livre de David Léon est de démêler l’écheveau de la honte pour discerner la bonne de la mauvaise honte. Ainsi, lorsqu’il rappelle la façon dont sa mère évoquait la honte de la nudité de son père, la honte de l’humiliation, l’auteur expose cette honte sans, précisément, s’y enfermer car la honte d’être nu est une blessure que nous partageons tous, précaires et démunis que nous sommes. Elle peut même être un appel à la rencontre, un appel à se couvrir l’un l’autre.
La vie future à l’intérieur de l’homme réconcilié
Modifiant quelque peu l’aphorisme de René Char dans Fureur et mystère (« La poésie est de toutes les eaux claires celle qui s’attarde le moins aux reflets de ses ponts. Poésie, la vie future à l’intérieur de l’homme requalifié »), l’on peut dire que le « carnet des écritures » de l’auteur lui sert à écrire sa vie future à l’intérieur de l’homme réconcilié.
Au moment de conclure, il écrit ainsi : « J’ai refermé le Livre je l’ai rangé dans sa bibliothèque j’ai recopié les phrases vivantes se répétaient en moi comme une grande voix si grande à l’intérieur de moi dans tout mon corps pris de frissons ».
En reliant son histoire à l’histoire biblique, à la mythologie (à la figure de Tirésias qui peut comprendre le langage des oiseaux – ce langage qui a suscité des œuvres musicales et picturales majeures comme celles de Messiaen et Braque – et se voit accorder un don de voyance pendant sept générations), en relisant le visage et la vie de ses parents à la lumière du visage du Père que nous montre la Sainte Face, David Léon fait une œuvre de réconciliation, compose à sa façon personnelle l’œuvre de réconciliation que chacun de nous souhaite secrètement accomplir. Il conclut ainsi : « j’ai répété les phrases pour Père j’ai récité pour lui le livre de terre de honte et de pardon ».
David Léon, De terre de honte et de pardon, Éditions Espaces 34, 2018, 49 p., 13 €
Photographie de Une – crédits : Marion Wunder