De la lumière et des ombres : Lee Miller tout en contrastes
“I would rather take a picture than be one”, disait Lee Miller. De femme-objet, elle s’est faite femme-sujet, artiste de sa propre vie, artiste tout simplement. Dans L’Age de la lumière, paru aux Éditions de l’Observatoire, Whitney Scharer nous en livre un portrait riche, nuancé, bouleversant.
La muse
Elizabeth Miller est originaire de Poughkeepsie, dans l’État de New-York, où elle naît un 23 avril en 1907 dans une famille privilégiée et cultivée. Sa fascinante beauté inspire la gent masculine, à commencer par son père, Théodore Miller, photographe amateur qui, tôt, la fait poser, surtout nue. Une relation à l’ambiguïté malsaine. Après des études de théâtre et d’arts plastiques, elle devient mannequin pour le magazine Vogue et passe devant l’objectif des grands photographes de l’époque, notamment Edward Steichen et George Hogningen-Huene. Et puis, arrive le temps où Elizabeth n’en peut plus ; elle ne veut plus être objet, représentation du désir. Alors elle fuit, elle part loin de son père trop prévenant, loin d’une vie qu’elle finirait par exécrer et débarque à Paris en 1929.
Elle a vingt-deux ans et arrive là avec l’idée de peindre mais, avant son départ, son père lui a offert un appareil photo dont il ne se sert plus, un vieux Graflex. Une aubaine, l’inspiration ! Elizabeth devient Lee. Un prénom masculin, une coupe à la garçonne, une sensualité maîtrisée. Ambitieuse et volontaire, elle se laisse prendre au jeu. Seulement, elle ne connaît personne dans la Capitale des Arts et voit ses réserves fondre. Son père refusant de l’aider, choqué par une photo parue dans le Vogue américain pour la marque Kotex (sic), elle frappe à la porte de Man Ray rencontré lors d’une soirée. Subjugué par sa beauté sans en rien montrer, il lui avait laissé sa carte : veut-elle poser pour lui ? Hors de question ! Elle refuse d’être son modèle, elle le veut comme professeur, lui le portraitiste le plus couru du Tout-Paris, et personne d’autre ! Il accepte, elle devient son assistante. Il est vrai qu’elle est, au début, un objet de fantasme destiné à nourrir les créations du maître, qu’à ses côtés, il n’a jamais été plus créatif, plus prolifique, soutenu par son regard neuf, surtout son amour. Parce qu’ils deviennent amants… et vivent une relation passionnelle qui se nourrit de leur inclination commune pour la photographie. Lee ne fait plus qu’un avec son appareil dont l’objectif est pour elle synonyme de liberté et d’émancipation.
L’artiste
Les idées de l’un entraînant celles de l’autre, ils s’amusent comme des enfants à créer, tester de nouveaux procédés, d’autres angles. La chambre noire devient le lieu de toutes les expérimentations, là où un accident, une petite maladresse peuvent se révéler géniales inventions. Ainsi naît la solarisation – Lee, occupée à développer des clichés, prise de peur au frôlement d’une souris contre la cheville, ouvre la porte : les noirs deviennent blancs, une ligne trace les contours des corps, un halo donne un côté mystérieux et surréel. Man Ray dessine avec la lumière, Lee apprend à faire de même. Elle se laisse alors photographier, prenant part à la déconstruction de l’image trop lisse d’elle-même, au jeu de démembrement qui la sort de son rôle de jolie poupée. Les images sont érotiques, surprenantes, voire violentes, comme une projection de ses états d’âme. Elle devient sa propre création, se réappropriant son être intime. Certaines périodes sont financièrement difficiles – Man Ray est terriblement dépensier –, mais l’exaltation créatrice les pousse constamment vers l’inédit. Lee participe au mouvement surréaliste avec des photographies pleines d’humour et de poésie, témoignant de son esprit nuancé et sensible, ainsi que de son inventivité. Les formes sont simples, les lignes pures, la lumière savamment dosée.
« Je pense que le monde continuera de tourner que je prenne une photo ou pas. Mon art c’est de choisir quand prendre la photo. Ce n’est pas la mettre en scène. C’est juste être là au bon moment, et décider qu’il se passe quelque chose dont personne d’autre n’a conscience. »
Lee a peu été amoureuse, traitant les hommes cavalièrement, fuyant dès qu’ils parlaient d’amour. Avec Man, c’est différent, elle se reconnecte à ses sensations. L’idylle aurait pu durer si Man n’avait pas eu la malheureuse idée de présenter, à un concours de photographie à Philadelphie, des photos appartenant à Lee, les signant de son nom. Il l’aime, certes, mais il est égoïste et jaloux à l’excès. Il ne voit en elle que sa belle amante et son efficace assistante, ayant tranché que tout ce qui est à elle est à lui. Elle ne pourra jamais lui pardonner.
Les ombres
L’auteure a choisi de raconter la rencontre de Lee avec Man Ray, l’homme qui l’a aidée à se révéler artiste, en l’entremêlant de visions de Lee dans les années quarante. Le parti-pris est, à mon sens, génial et futé qui nous dessine un portrait contrasté : la femme à la beauté altière, parfaite, sculpturale, hardie et obstinée, artiste au talent extraordinaire versus la femme fragilisée, comme fragmentée – « puzzle imbibé d’eau, des morceaux ivres qui ne s’accordent ni par la forme ni par les motifs », dit-elle – lorsqu’elle est devenue correspondante de guerre en équipe avec son cher ami, David Sherman, photographe au magazine Life. Devant ce qu’elle voit, les émotions sont fortes, faites de rage et de haine. Rien ne l’a préparée à la folie de la guerre, à l’atrocité des camps – comment être prête à cela ? Elle fut l’une des premières à prendre des clichés de Buchenwald et de Dachau. Jamais elle ne se remettra de ce qu’elle y a vu, noyant ses cauchemars dans le whisky et le cognac, essayant de faire le vide. La célèbre photo, prise par David Sherman, la montrant nue se baignant dans la propre baignoire d’Hitler témoigne de son audace mais aussi de sa fragilité : son regard reflète la mélancolie qui ne la quittera plus. Elle termine ses jours dans une ferme du Sussex, auprès de son mari Roland Penrose, père de son fils Anthony. Elle y prépare des dîners somptueux et écrit des articles culinaires pour la rubrique Art de vivre du Vogue anglais.
Dans un roman qui se dévore, à la plume élégante d’où coulent des mots sensibles – je salue ici la magnifique traduction de Sophie Bastide-Foltz –, Whitney Scharer fait revivre Lee Miller et nous raconte l’histoire derrière les images. Lee, une femme avec ses pleins et ses déliés, ses acmés et ses gouffres. Parce qu’elle ne s’appartenait plus et parce qu’elle ne voulait plus n’être qu’une agréable enveloppe dont les autres usaient, elle a décidé de devenir sa propre création et être photographe fut le sublime moyen de revenir à elle. La trahison de l’homme aimé, l’alcool, la guerre, son être fracassé ont fait d’elle une marionnette dépourvue de ses fils qui a finalement perdu le sens qu’elle voulait donner à sa vie.
« Les œuvres d’art naissent toujours de qui affronte le danger, de qui est allé jusqu’au bout d’une expérience, jusqu’au point que nul humain ne peut dépasser. » (Rainer Maria Rilke)
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Whitney Scharer, L’Âge de la lumière, Éditions de l’Observatoire, 2019, 437 p., 23 €
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