Culture, quand tu nous émancipes…
Le mot « émancipation » est sur toutes les lèvres, des responsables culturels aussi bien que politiques, servant des intérêts opposés, individuel ou collectif, protectionniste ou néolibéral. Triste banalisation ! Car de quelle émancipation parlons-nous ? Et en quoi la culture et les arts peuvent-ils être condition et conséquence de cette émancipation ?
Culture, politique : l’art des mots
L’émancipation est devenue une référence positive obligée, voire un principe fondateur, de tout projet culturel, également politique, de la gauche à la droite, jusqu’à l’extrême droite.
Quelques exemples.
Marine Le Pen lance « un appel à l’émancipation, à la libération, à la rébellion contre toutes les féodalités qui veulent nous placer sous le joug du tout économique ou du tout religieux ». Pour elle, la culture est un outil de défense de « l’identité nationale » et d’influence de « la civilisation française ».
Emmanuel Macron défend une « politique d’émancipation des individus ». « L’émancipation, c’est la liberté, encouragée, pour celles et ceux qui réussissent, qui veulent entreprendre, faire, oser, tenter, elle est essentielle. » « L’État accompagne ceux qui veulent bouger. »
Pour le Parti socialiste, « notre ADN, c’est d’abord la défense de la dignité humaine. L’émancipation individuelle et collective. » Ou encore : « la culture n’est pas seulement un supplément d’âme, mais le meilleur moyen pour que chaque être humain trouve les moyens de s’émanciper de sa condition d’origine, et s’ouvre au monde. »
Pour le Parti communiste, « démocratie et culture sont indissociables et il ne saurait y avoir d’émancipation politique sans émancipation culturelle ». « L’émancipation n’est pas, ou pas seulement, une question d’élévation de l’esprit, mais avant tout travailler à l’abolition des conditions sociales et matérielles de la domination. »
Le programme de la France insoumise est intitulé : Une nouvelle étape des libertés et de l’émancipation personnelle. Il y est écrit : « La liberté des êtres humains commence par la garantie de leur possibilité de créer et de s’exprimer. »
Autre exemple, en août dernier, le Premier ministre a adressé à la députée Aurore Bergé une lettre de mission « pour une politique d’émancipation artistique et culturelle renouvelée, allant au-delà de l’éducation artistique et culturelle… » Le mot est employé quatre fois sur vingt-six lignes.
Actuellement, le nombre de colloques et de séminaires (politiques, professionnels, philosophiques…) consacrés à l’émancipation et la culture ne cesse de croître.
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On comprend, dans les citations ci-dessus, que des différences de signification, voire des oppositions, existent. Cependant, cette référence, ainsi banalisée, pourrait, faute d’approfondissement et d’éclaircissements, être perçue comme de pure forme, voire incantatoire.
Cette chronique ne permet pas de développer une réflexion à ce sujet, mais peut être une incitation adressée aux responsables politiques et culturels à expliciter le sens de ces mots dont ils ou elles font un usage fondateur. On pourrait comprendre clairement ce qui oppose des politiques.
Ainsi, pour Emmanuel Macron, l’individu émancipé est personnellement responsable de ses choix. À lui « de traverser la rue ». Si la société se doit de lui proposer les moyens (des formations par exemple) en tant que personne, à chacun de les mettre à profit ou non. Il n’y a pas d’émancipation collective. La solidarité n’existe pas ou peu (ainsi, la retraite à points). Celui qui ne se prend pas en main est renvoyé à sa culpabilité.
Pour la France insoumise et le Parti communiste, la possibilité d’émancipation de l’individu s’inscrit dans une dynamique collective et n’a de sens qu’inscrite dans la solidarité. Il s’agit que les catégories dominées se libèrent socialement, économiquement et culturellement des catégories détenant les pouvoirs et la maîtrise d’accès aux biens matériels et symboliques.
À partir de cette opposition simplifiée, schématique, il convient que chacun explique ce que l’on entend par culture ainsi que les chemins et conditions qui mènent à une émancipation, et laquelle.
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Il faut avoir à l’esprit que l’émancipation se réfère à la libération d’une domination, d’une subordination, d’une soumission à un pouvoir. À l’origine, l’émancipation est, dans le droit romain, le passage de l’état d’enfant à celui d’adulte (aussi de l’esclave, d’ailleurs, à l’état d’affranchi). On s’émancipe, aussi, de croyances, de préjugés, de stéréotypes dont nous n’avons pas toujours conscience qu’ils nous sont imposés. L’émancipation correspond à des combats concrets ayant pour enjeu la liberté et l’égalité : ceux, par exemple, des peuples colonisés, des esclaves, de l’égalité homme/femme.
L’émancipation est une action : sortir de la minorité, reprendre possession de soi, combattre la domination… C’est l’augmentation de la puissance individuelle et collective d’agir. Être émancipé c’est à la fois un processus et son aboutissement. Elle n’est pas un état : elle n’est jamais définitivement acquise. Ce sont les pouvoirs totalitaires, le néolibéralisme, qui prétendent qu’un état d’émancipé existe, puisqu’ils prétendent en créer un et préserver les conditions à la place de chacun.
D’un point de vue historique, le projet d’émancipation par l’art et la culture est né des Lumières et visait la libération de l’être humain de ses diverses tutelles, annonçant le concept de citoyenneté. L’émancipation est liée à la Révolution de 1789, où elle est un accès à la dignité humaine, à l’égalité. Elle est liée ensuite aux mouvements révolutionnaires ouvriers du début du XXe siècle, par la libération de la domination de classes, voire son renversement. Puis des régimes totalitaires ont retourné la volonté d’émancipation en soumission, voire en asservissement.
Demeure la question posée par Marx : peut-il y avoir émancipation sans « abolir l’état de choses actuel » ?
Demeure le rêve démocratique : oser penser par soi-même et se libérer des vérités imposées de l’extérieur qui maintiennent l’humanité sous tutelle.
En ce sens, s’émanciper suppose de dénaturaliser, défataliser toutes les formes de domination, donc la soumission. L’émancipation, c’est la sortie des assignations. C’est ce qui concerne la culture, l’art, la pensée, les connaissances.
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Historiquement le lien entre culture et émancipation s’est établi selon deux axes : la culture comme biens symboliques matériels et immatériels, dont sont dépossédées les catégories dominées, et la culture comme capacité propre d’expression, sensible et intellectuelle. Dans un cas, l’émancipation passe par l’appropriation des biens ; dans le second, elle suppose d’accéder à la capacité autonome d’expression, de production de pratiques, de biens symboliques.
Dans l’histoire, les deux voies se sont souvent opposées au lieu de chercher à s’articuler. On touche, ici aux droits culturels, dont a traité ici Jean-Michel Lucas qui parle plutôt de chemins émancipateurs.
Si, aujourd’hui, le mot émancipation est brandi par tous les courants politiques, y compris opposés, c’est qu’il semble répondre à ce sentiment exacerbé des dominés, des défavorisés, d’être dans une situation d’impuissance, de domination, de soumission à des « puissances », sans perspective de sortie.
La question est posée à tous les utilisateurs du mot : en quoi la culture, l’art peuvent-ils être condition ET conséquence de l’émancipation ? Et laquelle ? À quelles conditions ne peuvent-ils pas se retourner contre elle ?
Même si j’ai des désaccords de nuance avec lui, je conseille la lecture du texte de Jean-Louis Sagot-Duvoroux : Émancipation, culture et politique.
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Écrivain pour la scène. Sociologue de la culture. Engagé dans la vie artistique ainsi dans que dans les responsabilités d’organismes artistiques et culturels. Poursuit une réflexion sur l’écriture et la scène ainsi que sur les rapports entre les enjeux artistiques et les politiques culturelles. Auteur notamment de : Le but de Roberto Carlos (Quartett, 2013), Delta Charlie Delta (Espaces 34, 2016) et La langue retournée de la culture (Excès. 2017). Il tient depuis début octobre 2019 une chronique bimensuelle dans Profession Spectacle intitulée : « Culture, politique : l’art des mots ».