Culture et Économie Sociale, un mariage de raison ?
S’il suffisait de faire se rencontrer Monsieur Culture et Madame ESS sur une plate-forme en ligne pour qu’ils se plaisent et aillent dans l’instant convoler en justes noces, cela se saurait. Hélas, Monsieur Culture est une cigale, tandis que Madame ESS est volontiers fourmi. Car partager, collaborer, penser le long terme, mettre ses profits en réserves impartageables, ce n’est pas trop l’esprit dominant chez les cultureux, encore moins chez les artistes
Actualité de l’économie sociale
C’est la raison d’être de ma chronique que d’inciter au rapprochement entre ces deux mondes, celui de la culture et celui de l’Économie Sociale. Deux mondes qui certes ne s’ignorent pas totalement, mais qui sont beaucoup plus étrangers l’un à l’autre que ne peut le laisser penser le seul décompte des entreprises culturelles qui, par leur statut juridique, appartiennent aussi à l’Économie Sociale.
J’accueille donc avec plaisir la récente parution d’un ouvrage explicitement consacré à ce thème*. Lisez-le, si vous voulez connaître l’état de la recherche universitaire, ou la diversité des thèmes qui ont inspiré les auteurs de la centaine de communications qui le composent. Certains articles ont un caractère purement documentaire ou monographique ; d’autres, plus académiques, tentent qui une explication, qui une synthèse, parfois dans le langage volontiers abscons du sociologue qui n’a pas envie, mais alors vraiment pas envie, d’être compris par ses lecteurs. Mais quoi qu’il en soit, il y aura bien dans ce grand choix un texte dont vous ferez votre miel.
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Je veux pour ma part en rester aux généralités. S’il y a un intérêt « venu d’en haut » pour faire naître un rapprochement entre Culture et ESS, si l’affaire s’est trouvée soutenue par la Fondation du Crédit Coopératif, si une première vague de chercheurs a répondu à l’appel d’un tout premier colloque qui a servi de gisement à ce tout premier ouvrage, cela a commencé par le raisonnement suivant :
Le modèle de soutien de la Culture par les finances publiques a atteint ses limites. L’État n’a plus d’argent et doit réduire ses dépenses. Quant au secteur privé mercantile, le soutien qu’il pourrait apporter à la Culture est forcément intéressé et ne peut concerner que des productions de faible qualité artistique, destinées aux divertissements vulgaires de la plèbe. Pour sortir de ce dilemme, il faut se tourner vers une troisième voie, qui est toute trouvée, puisque c’est l’ESS.
Bien sûr, je force le trait. Et je suis d’autant moins légitimé à contredire frontalement ce message ternaire que je recours assez souvent à une argumentation semblable. Mais reconnaissons tout de même que, utilisé sur ce sujet, il n’est pas très convaincant.
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D’abord, s’il s’agit de ressources, le compte n’y est pas. Que le fleuve des subventions publiques puisse un jour se retrouver à sec, que les libéralités des entreprises ne soient à prendre qu’avec des pincettes, soit. Mais au moins, ce sont des ressources. Car l’ESS, de son côté, en tant que telle, n’apportera pas un kopeck de plus. L’argent qui pourra l’irriguer, ce seront soit des subventions comme les autres, à prendre sur les deux chapitres précédents, soit des recettes provenant du public, à savoir la billetterie et les abonnements ; que ce public puisse être sociétaire d’une coopérative, ou plus trivialement membre d’un club, n’y changera rien.
Ensuite, affirmer que le modèle public est en bout de course, c’est aller bien vite en besogne. Il reste prépondérant ; tout au plus sa croissance s’est-elle arrêtée. Et si les budgets n’augmentent plus, la soif de pouvoir et de contrôle, tant des élus que de l’administration, n’a pas de limites. Comme cela a été le cas dans bien d’autres domaines, notamment l’action sociale ou l’éducation populaire, la sollicitude des pouvoirs publics à l’égard de l’Économie Sociale cache mal le désir de disposer d’une armée de réserve dévouée, obéissante et bon marché (puisque faisant travailler des bénévoles). Derrière le mirage chatoyant de la « co-construction », il y a la dure réalité : vous faites le boulot, nous tenons les manettes.
Enfin, je pense que le procès d’intention que l’on fait trop systématiquement aux entreprises est largement injuste. Les réalisations du mécénat dans la culture sont souvent remarquables, en tous cas bien plus convaincantes que dans le domaine social (voyez le scandale de la FACE !).
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On me répliquera que l’apport que l’on attend de l’ESS n’est pas à chercher dans les ressources ou leur meilleure utilisation, mais dans un autre mode d’organisation, plus démocratique, plus inclusif, plus ceci, plus cela. Et aussi, qui favorise le développement des territoires (c’est très à la mode). Certains Trissotins renchérissent : il faut que la Culture devienne un Commun.
Au vocabulaire ampoulé et emphatique près, j’en tombe volontiers d’accord. Mais c’est justement là que les difficultés commencent. Car partager, collaborer, penser le long terme, mettre ses profits en réserves impartageables, ce n’est pas trop l’esprit dominant chez les cultureux, encore moins chez les artistes. On sent bien poindre ces inadéquations d’ordre « culturel », dans plusieurs des articles du livre. Et c’est là d’ailleurs qu’il est le plus intéressant.
S’il suffisait de faire se rencontrer Monsieur Culture et Madame ESS sur une plate-forme en ligne pour qu’ils se plaisent et aillent dans l’instant convoler en justes noces, cela se saurait. Hélas, leurs profils n’ont pas été jugés compatibles par le logiciel matrimonial : Monsieur Culture est une cigale, qui se sent très à l’aise sous la protection, même pesante et intrusive, de ses financeurs, qui cherche le coup d’éclat, la performance individuelle, et qui vit au présent, tandis que Madame ESS est volontiers fourmi, adepte de l’effort collectif et de la longue patience, et tient plus que tout à ne dépendre de personne.
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Commençons donc de façon plus concrète et plus prosaïque, et demandons-nous ce que serait le rôle, l’influence, la représentativité d’une fédération des entreprises culturelles de l’ESS… Qui s’y impliquerait, quels services cela rendrait-il ? Comment cela serait-il reçu, chez les uns, chez les autres ?
Aujourd’hui, dans chaque branche d’activités où l’ESS existe sous forme organisée, en une ou en plusieurs fédérations, chacune de ces structures vit un partage spécifique entre ses deux identités. Partout, mais à des degrés divers, c’est la dimension sectorielle qui domine. À la fédération des SCOP du bâtiment, c’est du bâtiment dont on discute. À la fédération de l’hospitalisation privée à but non lucratif, c’est de santé mentale dont on discute. Au Groupement des entreprises mutuelles d’assurance, c’est de l’accidentologie automobile dont on discute. Et ainsi de suite. Les questions spécifiques à l’Économie Sociale ne viennent qu’après, souvent le temps d’un colloque ou d’une table ronde où l’on soupèse les avantages comparés du statut coopératif (mutualiste, associatif, selon les cas) par rapport aux concurrents publics ou privés lucratifs.
Et je crains qu’en Culture, ce tropisme ne soit encore plus accentué qu’ailleurs. Le pari à gagner, ce sera une victoire contre la balkanisation. L’exemple des Maisons de jeunes et de la culture (MJC), créées à la Libération, confinées dans un créneau assez étroit et cependant éclatées en plusieurs fédérations rivales qui passent leur temps à se défier, montre assez ce qu’il convient d’éviter. Il y a pourtant de nombreux enjeux qui mériteraient de mobiliser toutes les énergies, sans éparpillement fâcheux, comme la formation professionnelle ou le régime des intermittents. Bon vent !
Culture & Économie Sociale et Solidaire, Presses universitaires de Grenoble, ouvrage publié sous la direction d’Hervé Defalvard, octobre 2019, 176 pages.
Il s’agit pour l’essentiel des actes des XIXe rencontres du RIUESS (Réseau inter-universitaire de l’économie sociale et solidaire) organisées du 15 au 17 mai 2019 à l’université de Paris-Est Marne-la-Vallée. Les communications, regroupées en quinze chapitres, sont suivies d’une conclusion générale et d’une imposante bibliographie.
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* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, afin d’ouvrir les lecteurs à une compréhension plus vaste des implications de l’ESS dans la vie quotidienne.
C’est dommage que Monsieur Kaminski n’ait pas pris la peine de se documenter un peu mieux! L’ESS ne se résume pas à l’économie sociale:) Si le sujet vous intéresse au-delà du moment où vous recevez une publicité pour un livre (fort bien par ailleurs), je vous renvoie à deux sites : celui de l’Ufisc et le notre (opale), vous apprendrez des choses 🙂 Amicalement
http://www.ufisc.org
https://www.opale.asso.fr/