Cuisine culturelle : ne ratez plus votre daube
Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique.
« Restez chez vous »
J’ai regardé l’autre jour, tout ébaubi, peut-être même émerveillé devant tant de décente putasserie, une publicité ciblée sur mon mur Facebook pour une masterclass payante d’Éric-Emmanuel Schmitt, lequel promettait, un peu à la 1984, de « faire le cours d’écriture de l’écrivain que vous êtes ».
Quelques jours plus tard, j’ai vu, sur un plateau de la télévision du service public, Yann Moix, ce phare pontifical de la pensée télévisuelle, comparer un nommé Philippe Claudel, qui venait de publier un roman sur l’accueil réservé à des migrants débarquant dans un archipel imaginaire, à Homère, Virgile, Stevenson et Claudel (mais Paul, cette fois).
Be yourself et just do it, d’un côté ; n’oubliez pas de romancer votre catéchisme, de l’autre.
Cette conjonction idiote m’a donné l’idée de cette petite chronique ô combien fictionnelle, bien évidemment située dans un pays imaginaire et quelque peu inquiétant, peut-être sur le point de verser au chaos. J’espère cependant qu’elle sera utile à mes contemporains.
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Vous allez tenter, une nouvelle fois, d’écrire des choses convenues et de peu d’intérêt ; des choses qu’il vous sera loisible, ensuite, de défendre bec et ongles sans prendre jamais aucun risque.
Que voulez-vous ? Il faut bien vendre sa camelote.
Dans vos moments de ridicule détresse et d’absurde perte de confiance en vous-même, vous enviez beaucoup, avouez-le, ceux-là de vos collègues que leur absence de talent favorise et que leur adhésion parfois sincère aux imbécillités idéologiques en cours peut même parfois propulser au faîte d’une gloriole certes navrante, mais rémunératrice – peu ou prou.
(Je ne donne pas de noms. Vous les avez reconnus.)
Les thèmes et opinions à exploiter sont proférés chaque jour à longueur de médias et bien connus de tous – ce qui garantit une certaine égalité de départ ; au surplus, on trouve parfois quelque document officiel qui les répertorie par ordre d’importance ; après quoi, pour ainsi dire, il n’y a plus qu’à se conformer, si on ne l’est pas déjà.
(Je ne donne pas d’exemples. Vous les connaissez bien.)
Par chance, les idoles devant lesquelles l’époque est disposée à se coucher sont légion et il n’est donc que de choisir celle qui répugne le moins à votre goût merveilleux. Mais tout de même, la concurrence est rude, et il faut avoir les nerfs de pousser la servilité aussi loin que possible, et surtout, plus loin encore que vos concurrents directs – ceux-là, vous êtes assez payé d’humiliations pour le savoir, aucune bassesse ne les arrête.
La rébellion institutionnelle, avec ses labels gradués, est à ce prix.
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Si vous êtes encore jeune et malléable, ce qui est souhaitable, et que vous disposez d’un excellent niveau scolaire laissant à penser que vous auriez pu décrocher un certificat d’études en 1950, devenez normalien, cela ouvre encore quelques portes – que vous n’hésiterez pas, si l’occasion se présente, à barbouiller de graffitis révolutionnaires.
Si ce qu’on appelait le théâtre vous intéresse, sachez qu’il existe désormais des formations publiques et nationales d’écriture dramatique, sortes d’incubateurs soviétoïdes ouverts à cette ouverture si béante qu’il ne faut pourtant pas confondre – et c’est là ce qu’on vous enseignera – avec un gouffre létal ; elles vous donneront et le formatage idoine – les plus reconnus de nos rebelles y sont à l’œuvre – et le carnet d’adresses nécessaire à la réussite dans un milieu culturel où la qualité de votre travail n’a, et c’est heureux, pas la moindre importance.
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À l’exception de vos concurrents dans la carrière, les gens qui pensent comme vous, ou comme ce que vous venez de dire, seront naturellement les plus enclins à vous trouver du talent et du courage. Plus ils seront nombreux, plus vous serez talentueux et courageux.
Présentez-leur un miroir sobre et flatteur ; faites en sorte que ce qu’ils pensent, et qui est débité à longueur de médias, leur paraisse héroïque. Effacez-vous devant eux : ils vous en sauront gré.
Méprisez vos collègues et concurrents. Mais faites comme eux. Et si possible, en pire.
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Un imbécile, qui voudrait être libre, ne pourrait écrire aujourd’hui que pour lui-même et quelques lecteurs choisis parmi ses proches.
Les choses informes écrites pour le spectacle se doivent de n’avoir aucune structure clairement identifiée et de ressembler, sur le fond, à un éditorial autorisé quelconque ; celles pour la lecture, d’imiter ce qui existe déjà, si possible en plus simple et plus court, avec un nombre certain de corrections thématiques, dans le but de séduire un lectorat aux capacités d’autant plus limitées qu’il est mieux diplômé.
N’essayez pas de faire ce qu’on appelait de la littérature – on nomme ainsi n’importe quoi. Privilégiez plutôt une langue qui ne soit ni écrite, ni parlée. On pourra ainsi la trouver et l’une et l’autre, selon les goûts et les plaisirs de la controverse picrocholine.
Dans les deux cas, il faudra à la fin que les personnes concernées sachent quoi penser de ce que vous avez écrit ; et que ce que vous pensez, en termes manichéens, corrobore ce qu’elles pensaient déjà et qu’elles avaient déjà pu entendre maintes fois dans les médias sérieux, publics ou non.
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Dans le cas du spectacle vivant, on notera que le public n’a aucune importance, et que vous ne devez jamais vous adresser qu’aux décideurs du milieu culturel – personnels des ministères et autres collectivités publiques, directeurs de structures nommés par les précédents, collègues artistes reconnus par les deux cercles précédents, universitaires et autres journalistes spécialisés, en somme : toute la nécessaire et bienveillante police politique d’une époque certaine du bien-fondé de son idéologie libératrice en marche vers un chaos sympathique et bigarré.
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Dans le cas de la chose écrite pour être lue par des lecteurs, le choix est si vaste des auteurs inoffensifs qu’il vous est loisible d’imiter, que le critère de sélection est tout autre : vous devez bien connaître les catalogues des maisons d’édition et si vous prenez le parti d’imiter un auteur connu publié chez A, B et C, ne perdez pas votre temps à l’envoyer chez D ou E dont vous n’avez pas choisi d’imiter les fers de lance. Ça ne se fait pas. Mais vous pouvez toujours l’envoyer chez Q, qui ne sait pas trop lui-même quelle est sa ligne éditoriale et conséquemment publie n’importe quoi ; vous avez toutes vos chances.
En littérature, poésie incluse, à un degré certes moindre que dans la musique de variété où l’industrie a achevé de supplanter l’artisanat bébête, il n’est plus question que de niches, et l’on doit comprendre dès le titre, voire aux premières lignes, à quelle race de toutous vous vous apparentez et dont vous désireriez humblement, à terme, devenir le chef de file jalousé.
Une chose écrite qui ne donnerait pas aux décideurs commerciaux la rassurante impression d’avoir été déjà lue de nombreuses fois, n’a aucune chance d’émerger quelque jour.
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N’hésitez pas à être impertinent ou insolent – l’attribution à votre œuvre ou à votre personne de tels qualificatifs constitue une réelle plus-value –, en ajoutant une touche personnelle aux slogans que votre production sert seulement à délayer ; n’oubliez pas de laisser entendre à toute personne qui se déclarerait en désaccord avec le fond de votre pensée, qu’elle est certainement un beauf aigri, et peut-être un fasciste.
Ne soyez pas non plus trop attaché à votre travail, ni à la forme que vous lui avez spontanément et sincèrement donnée : si vous écrivez pour le spectacle vivant l’histoire sans intérêt d’une famille ordinaire, les metteurs en scène auront à cœur de prouver leur originalité et leur compréhension de votre œuvre en lui faisant dire tout à fait autre chose – et normalement, un uniforme nazi ainsi qu’une scène de nu au moment le plus inopportun sont une preuve normative et reconnue par la puissance publique de l’originalité de la mise en scène.
Car la capacité d’invention originale des metteurs en scène, qui ont toujours à prouver qu’ils sont des créateurs et non des interprètes, est infinie et peut, par exemple, représenter sur une banquise un jeune garçon et une jeune fille vêtus d’uniformes d’écoliers japonais, attachés dos à dos et pivotant de façon robotique, en ânonnant la scène que vous aviez initialement écrite et qui mettait aux prises deux soldats américains perdus et assoiffés dans le désert. Vous aurez à cœur de trouver cette lecture singulièrement éclairante et tiendrez utilement que le metteur en scène a mieux compris que vous-même ce que vous aviez écrit, et même, qu’il a su dégager de votre scène anecdotique rien moins que l’esprit de l’époque.
Quoi qu’il arrive, soyez fier de votre servilité : elle seule est en définitive la marque de votre indépendance et le secret de votre attitude rebelle.
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Si vous écrivez, ne lisez pas ; ou vos contemporains – ce qui revient au même.
Et mieux encore, fréquentez-les : ils veulent certes votre mort sociale, mais ils sont aussi vos seuls amis et seront prêts, dans le cadre d’une alliance provisoire informelle, à vous épauler pour dégager un tiers.
Ne lisez surtout rien qui soit d’avant ce siècle : vous gâteriez votre goût, et rendriez plus problématique votre adhésion sans réserve à l’idéologie en cours. Protégez vos arrières, ne laissez aucun collègue glisser gentiment que vous seriez peut-être un peu ringard.
Une très grande part du lectorat ou du public culturel est féminin, n’oubliez pas de le flatter sincèrement.
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Méfiez-vous de l’humour.
Il faut qu’il soit assez fin pour n’être pas perçu, ou assez grossier pour qu’un lecteur de romans d’aujourd’hui soit fier d’être parvenu à l’identifier.
Si vous racontez une histoire et que vous avez besoin de personnages, vous ne disposez que de deux solutions : la plus intelligente, et partant, la plus courante, consiste à raconter votre vie, dont vous devez vous interdire de douter qu’elle ne soit pas extraordinaire : des milliers de gens en ont une identique, et peut-être, eux aussi, sont-ils en quête d’un miroir honnête, mais flatteur – allez, vous vous trouverez bien quelque traumatisme profond, mais commun ; l’autre solution consiste à parler de ce qu’on ne connaît pas du tout, avec une docte simplicité, dans le but d’enseigner à des gens qui, parce qu’ils vous ressemblent, ne connaissent pas non plus le sujet – l’objectif étant alors de simplement les disposer à gober copieusement les crédibles calembredaines que vous allez aligner : il faut alors seulement que ce sujet soit le plus grave possible.
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Seule importe la morale.
Elle consiste évidemment à défendre le faible en suscitant l’empathie.
Mais il faut concilier cela avec les exigences idéologiques du plus fort, seul pourvoyeur d’une renommée qui est étatique ou médiatique, et bien souvent les deux.
La seule solution éthique que je puis décemment vous proposer est de présenter de façon convaincante le fort comme étant faible, puis, cette position étant prise, de défendre hardiment ce dernier contre d’hypothétiques assaillants.
Votre label « artiste et résistant » se profile.
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