Contre nous de la tyrannie
Où notre chroniqueur poursuit avec Aristophane, Molière et Suarès ses remarques sur les deux façons possibles pour le théâtre, lui semble-t-il, d’échapper aux stupéfiantes idéologies.
Où en étais-je ?… Ah oui, je réfléchissais voici quinze jours aux deux voies qui me semblaient s’offrir à sortir le théâtre, je dis bien le théâtre, pas le spectacle vivant ou je ne sais quoi, de l’ornière idéologico-conformiste où il est tombé, prisonnier de quelque drogue lui faisant accroire qu’il vole de cime subversive en cime subversive. Le théâtre est en réalité exactement dans l’état d’un drogué à demi-mort et versé dans la fange, mais dont l’esprit galope d’imbécile délire en délire imbécile ; et ce que nous voyons, nous autres qui ne délirons point, c’est ce semi-cadavre hirsute et dégueulasse, heureux dans son vomi et qui ne mérite rien, ou la pitié.
Les deux voies que j’opposais à la came idéologique assassinant le vieil art étaient en somme le classique recours à la métaphore et à la composition d’une œuvre d’art, d’une part ; et d’autre part, la charge farcesque, littéralement héroïque, contre les puissants en place.
Charge dont les modèles les plus achevés sont Aristophane et Molière.
Par puissants en place, j’entends : puissants en place — pas puissants qui pourraient être en place, ou puissants qui ont été en place. Il ne s’agit pas ici d’aller chercher l’approbation de la puissance publique, mais de lui cracher à la gueule. Ce que jamais elle n’encourage. Jamais. Pas folle.
Aristophane traînant l’archonte Cléon dans la merde en est l’exemple merveilleux, non moins que Molière exhibant le faux dévot, dans Tartuffe et dans Dom Juan.
Les conditions pour attaquer le pouvoir en place, entendons-nous bien, ne sont jamais réunies ; et elles ne le seront certainement pas par lui, qui maîtrise les discours et les leurres. Quand on parvient à le faire, c’est à ses risques et périls. Quant aux chances qu’une pièce abatte jamais ce pouvoir, elles sont rigoureusement nulles. Au mieux sera-t-il a posteriori convenu que la pièce a participé d’un mouvement d’opinion… Si en revanche, une telle pièce donnait à son auteur (que je suppose ici de bonne foi) une reconnaissance officielle supérieure à ce qu’elle était, c’est que ledit auteur se serait trompé de cible, ayant attaqué un de ces leurres que le pouvoir lui-même propose. Cible qu’il a peut-être atteinte, au service de ce qu’il croyait attaquer. Cela arrive souvent.
« Le seul Aristophane puise son rire aux mêmes sources que Molière. Il porte sur la scène pour s’en moquer les plus graves sujets qui puissent occuper l’esprit d’un citoyen, surtout dans une ère de révolution, de guerre, de trouble public : les dieux, la démocratie, la condition des femmes, l’éducation des enfants, la paix, la justice, la lutte des riches et des pauvres. On sait par ailleurs avec quelle force ardente, et quelle hauteur de pensée il en traite avec les plus beaux esprits de son temps. »
Voilà ce qu’écrit André Suarès, dans Sur Molière, un livre qui vient de paraître aux Éditions des instants. C’est d’ailleurs dans un article intitulé « Molière et Napoléon » qu’on trouve le passage ci-dessus, non moins que celui qui suit :
« Voilà bien, Molière et Napoléon, les deux contraires. Pour Napoléon, tout est tragédie, et il est le héros de toutes. S’il lui arrive d’être comique, c’est à son insu et toujours sans gaieté. Ainsi personne moins que lui ne répond à cette vue de La Grange sur Molière, si pénétrante et si fine : “On peut dire qu’il a joué tout le monde, puis qu’il s’est joué lui-même sur ses propres affaires.” »
La pensée de Suarès sur Molière, telle qu’elle se découvre d’article en article dans ce livre qui les publie chronologiquement, est très fine ; et si méconnue soit-elle, elle a certainement eu grande influence, comme le souligne Stéphane Barsacq en sa préface, par l’amitié avec Copeau et Jouvet, sur la réception et l’interprétation modernes de Dom Juan.
« Comme tout être de passion, Don Juan est né pour une foi totale. Mais son intelligence du monde ruine en lui toute foi à la vie et aux hommes. Certes, il les connaît trop : lui par eux, eux par lui. Il ne peut finir que par le suicide. »
Une autre chose d’importance qui court au long de ce recueil, me semble la tentative par Suarès de cerner ce qui distingue fondamentalement, sans idée stupide de concurrence, les génies de Shakespeare et Molière. Le magnifique texte final, Clowns, ajouté au recueil des textes sur Molière, prend dans cette perspective tout son sens.
Quant à Aristophane, notre Sauveur Suprême (le mot est de Philip Roth), le mieux est sans doute de le lire dans la traduction de Victor-Henry Debidour, en Folio. Voici donc, mesdames et messieurs, la pièce d’Aristophane qui me semble la plus contemporaine et la plus d’actualité : Les cavaliers. (Mais si j’en avais choisi une autre, elle m’aurait sans doute semblé elle aussi la plus contemporaine et la plus d’actualité !) Voyez-vous-même :
Lepeuple, malgré deux serviteurs dévoués, s’est entiché du Paphlagonien (l’archonte Cléon), lequel, intendant, premier d’entre les serviteurs, rosse toute la maisonnée et flagorne un Lepeuple quelque peu cacochyme (tartufe, un ange passe). Les deux serviteurs (Nicias et Démosthène) essaient de faire advenir l’oracle selon lequel seul un Marchand de boudin, qui surpasse encore en vulgarité crasse le Paphlagonien, pourra le renverser. Et voici les serviteurs fidèles lançant le Marchand de boudin dans les pattes du Paphlagonien…
La langue est fleurie ; exemple, parmi mille autres : au Paphlagonien, encore politique, qui menace en termes déjà crus de saisir le Conseil, répond la violence pure du Marchand de boudin, qui ne fait aucun cas des institutions et qui n’est pas sans rappeler les plus électroniques gazouillis de notre époque éclairée :
« Et moi, je te bourrerai le cul comme un boyau à boudin. »
On voit le niveau.
La question est posée, qui sonne pour notre basse époque : faut-il conserver son tyranneau, sachant que le suivant peut être pire ? Ou bien, considérant le tyranneau, le foutre dehors, sort que Lepeuple, ayant repris quelque vigueur, pourrait également réserver à son successeur, s’il s’avère à son tour tyranneau ?
.
Lire les dernières chroniques bimensuelles de Pascal Adam :
– L’abondance et la paix
– Exil de l’exception
– Le dernier poème commun
– Le sphincter de Dom Juan
.
Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique, qu’il tient depuis janvier 2018. Un recueil choisi de ces chroniques paraîtra aux éditions Corlevour en 2022.