Maël Lucas – Contre la sclérose, la pensée du tremblement !
Tribune libre de Maël Lucas.
Régulièrement, Profession Spectacle laisse la parole à une personnalité liée au monde du spectacle. Elle s’adresse à tous ceux qui œuvrent, luttent et vivent pour leur art, en risquant une opinion ou une idée, en ouvrant une piste ou des perspectives, en partageant un cri ou sa joie… La parole est au jeune réalisateur Maël Lucas.
Toute conversation ayant pour sujet la vie artistique contemporaine, entre deux personnes sérieuses, est inévitablement vouée à aboutir à une somme de débats, de contradictions et de grandes diatribes sur la subjectivité du goût. Bien sûr… et pour autant, la critique des systèmes de création, de l’aide à la création, des réseaux, de la reconnaissance critique, est pertinente et très largement partagée.
C’est en cherchant à cerner les éléments qui sont déterminants dans la stabilité et la durabilité de ces systèmes que nous pensons entrevoir une virulence de certaines institutions à les défendre. Le cercle obstiné du jeu des pouvoirs, des privilèges, du prestige, se révèle alors, une fois de plus, comme une prophétie qui se réalise à chaque époque sous une forme différente.
Il doit être possible de proposer une critique constructive, actuelle, jeune et sans concessions de ces systèmes. Nous pourrions déjà observer ses manifestations les plus évidentes, de l’attribution des subventions culturelles à la perpétuation de microcosmes mondains centralisant la critique et la reconnaissance médiatique des œuvres.
« Le cercle obstiné du jeu des pouvoirs se révèle comme une prophétie qui se réalise à chaque époque sous une forme différente. »
Loin de nous l’idée de nous affirmer comme les initiateurs omniscients d’un mouvement d’idées révolutionnaires. Nous voulons simplement rendre compte des difficultés d’une certaine catégorie d’artistes, qui trouve son unité dans sa jeunesse et dans son aspiration à une déconstruction respectueuse des codes qui l’ont précédée.
Pour un jeune cinéaste ou un jeune metteur en scène, trouver d’une part les moyens matériels et financiers (d’entreprendre la réalisation de ses projets), d’autre part les institutions ou les mécènes (qui seront à la source du cycle de vie de son œuvre), est communément admis comme un parcours semé d’embûches. Au sein de réseaux où tous les obstacles ne peuvent être franchis grâce à la seule créativité, tout le monde n’est pas fait pour y trouver son compte. Seuls quelques idéalistes imaginent encore aujourd’hui que l’art de se vendre et de profiter de contacts ciblés reste secondaire par rapport au « talent » – ou à la différence ; l’aspect commercial est dorénavant fondamental sur le chemin qui mène une œuvre du stade d’idée à la reconnaissance sociale.
Face à ce constat que chacun peut mener, l’entreprise de dénonciation de certaines pratiques est aussi importante que la mise en valeur d’alternatives. En France et dans le monde, Internet a d’ores et déjà pris assez de place dans les pratiques culturelles des jeunes générations pour que les artistes explorent cet espace en tant que sujet, plate-forme de visibilité sociale et possibilité de mécénat populaire. Pouvons-nous déjà parler de révolution ? Pas vraiment. D’une part parce que la quantité d’œuvres se fondant sur ces nouveaux rapports de production reste marginale ; d’autre part parce que les institutions et les entreprises, qui ont pour objet la maîtrise de « l’offre et de la demande » culturelles, n’ont ni renoncé à leur monopole, ni remis en question profondément leur façon de voir la culture.
« L’aspect commercial est dorénavant fondamental sur le chemin qui mène une œuvre du stade d’idée à la reconnaissance sociale. »
Au contraire, à l’heure de la crise, le moulinet rhétorique de la rentabilité, voire celui , pire, de « l’utilité », passe tous les artistes, les théâtres et les festivals au crible de politiques culturelles désastreuses par endroits, hypocrites partout.
Parce que le premier réseau contrôlant la visibilité des artistes est la sphère médiatique, il est évidemment précieux que celle-ci puisse profiter du numérique pour engranger plus de diversité. Les médias sont le front de la guerre sociale ; ils doivent l’être autant pour les artistes que pour les sociologues. Les groupes d’artistes, et plus généralement la population qui s’émancipe localement de la reconnaissance médiatique ou de l’aide de l’État dans des projets artistiques et culturels, constituent la deuxième ligne. La troisième ligne est forgée par tous les combattants politiques luttant contre ces élus qui politisent et investissent l’argent public dans des entreprises culturelles qui satisfont à une certaine économie dite « créative », ou à l’impératif de « l’attractivité des territoires », et non à la création et aux droits culturels des personnes.
« Le moulinet rhétorique de « l’utilité » passe tous les artistes au crible de politiques culturelles hypocrites. »
En face de tous ces murs que l’ignorance, la politique ou l’argent nous opposent, la meilleure réponse, me semble-t-il, est de faire nôtre la pensée du tremblement : cette soif de secouer avec subtilité les principes, les codes, les dogmes, de ne rien prendre comme acquis, de tenter la reformulation permanente de nos paramètres artistiques et politiques. Ce sens, qui réside dans la confrontation saine et dans le frottement naturel des valeurs et des individus, est la source des plus solides revendications et des changements les plus déterminés. Édouard Glissant, Albert Camus et Isidore Isou sont mes exemples : ils manifestent, chacun dans leur univers, ce que peut être une philosophie différente, tant sur le plan artistique que sur celui humain. Qu’il s’agisse de « l’archipélisation du monde », de la « méca-esthétique » ou de la « révolte », il faut trouver en ceux qui nous ont précédés les ressources nécessaires aux combats d’aujourd’hui.
Ainsi le jeune artiste – qui ne se rêve pas aspirant intermittent, ni « star » du système culturel commercial ou médiatique – trouve-t-il en lui les ambitions indispensables pour être un véritable « architecte » du développement humain.
Se contenter de revendiquer un nouvel esthétisme, un « sang neuf », ne fonctionnera plus. Le système est à la fois trop sclérosé et trop sophistiqué : trop sclérosé pour laisser la porte ouverte aux jeunes révolutionnaires avides d’en découdre avec les vieilles institutions, les vieilles images et les vieux sons ; trop sophistiqué pour réussir à assimiler tant de jeunes fougueux qui pensent avoir pareilles velléités. Il faut donc s’imposer avec une autre image de nous-mêmes, avec de nouveaux désirs, et admettons-le, avec de l’aide.
« En face de tous ces murs, la meilleure réponse est de faire nôtre la pensée du tremblement : cette soif de secouer avec subtilité les principes, les codes, les dogmes, de rien prendre comme acquis, de tenter la reformulation permanente… »
À la rescousse, les « vieux » qui nous incitent à secouer la table ! Ouvrez vos réseaux, donnez un peu de votre temps à ceux qui n’ont que du temps devant eux. Osez aller voir une petite pièce au titre intriguant plutôt que la tête d’affiche du soir, lisez ce scénario qu’une jeune cinéaste vous envoie avec détermination depuis des semaines, errez comme nous le faisons sur Internet à la recherche de la perle rare… Donnez-nous surtout les moyens de faire nos expériences, nos erreurs, ou plutôt nos recherches ; exercez véritablement votre curiosité pour ces jeunes dont les valeurs et la pensée se trouvent un peu plus chaque jour.
Nous ne manquons pas d’idées, nous ne sommes pas moins créatifs ni moins ambitieux que nos aînés. Nous sommes hybrides, dispersés, parfois désabusés mais jamais renfermés. Mon premier court métrage, malgré une citation introductive provocatrice, s’intitule « Ouverture » ; je l’ai appelé ainsi car c’est bien ce dont nous rêvons quand nous pensons avoir des choses à dire. Pas de gloire, pas d’argent, mais d’un espace.
Maël LUCAS
Jeune réalisateur