Comment penser une bonne défense de la politique culturelle publique ?
J’ai affirmé, dans ma précédente chronique, que les Centres dramatiques nationaux (CDN) s’étaient mal défendus dans leur lettre au président de la République. Celle-ci faisait suite à la remise en cause de leur raison d’être par leur propre tutelle, le 13 juillet, dans le cadre du festival d’Avignon. Ainsi, croire que la création artistique justifie les subventions manque de discernement puisque « la création » n’a qu’une valeur publique relative tant elle dépend de processus de choix arbitraires au sein de l’État de droit.
Choisir le bon terrain pour la discussion
L’argument de l’utilité sociale ou économique des CDN ne vaut pas mieux puisque la valeur culturelle des activités passe après leurs conséquences économiques ou sociales. La politique culturelle perd alors son autonomie, puisque ses acteurs sont contraints de négocier leur « efficience » sur le terrain des autres politiques publiques. La logique gestionnaire des fonds publics (ce que certains appellent le néolibéralisme !) passe avant la finalité culturelle : d’abord vendre plus, et seulement ensuite trouver une place à la création ! Ce fut clair en Avignon quand le ministère de la culture a annoncé aux CDN que leur modèle économique était « archaïque » et devait se caler sur celui du théâtre privé.
J’en ai conclu qu’il était nécessaire de chercher ailleurs la raison d’être d’une politique culturelle spécifique, capable de négocier, d’égal à égal, avec les autres politiques publiques.
Je n’imagine pas cet ailleurs dans l’expression d’un grand rapport de force mobilisant des troupes d’artistes et leurs médias dans la défense des vraies, grandes et authentiques valeurs des œuvres de l’art et de l’esprit. L’État s’y est essayé depuis Malraux, relayé de temps à autre par des croisades d’intellectuels à la Fumaroli ou à la Finkielkrault, avec la volonté d’imposer l’Esprit des Lumières à la barbarie du populaire. Mais le résultat n’est pas brillant puisque même le ministère de la culture n’y croit plus. En Avignon, les CDN l’ont appris à leur dépens et, avec le programme du gouvernement « Action publique 2022 », tous les autres labels subiront, bientôt, le même sort : « Produisez pour vendre et répondre aux besoins » !
Dès lors, où trouver ailleurs la défense de la vie artistique ?
J’ai renoncé à la trouver dans ce monde des enfants prodiges de la politique culturelle que voudrait être l’économie créative de l’entreprenariat culturel, même matinée d’économie « collaborative » ou « sociale ». Certes, ce pragmatisme économique attire, séduit et rapporte de l’argent ; mais il reste désespérément silencieux sur la valeur d’humanité de ses activités. De Airbnb à Uber, les exemples ne manquent pas qui sèment le doute sur les vertus humanistes de cette « nouvelle économie ».
Il reste une voie. Elle a jusqu’à présent été peu explorée et, pourtant, cette voie est obligatoire, tant pour l’État que pour les collectivités. Aucun responsable public ne peut y échapper car cette voie est celle de l’État de droit, plus particulièrement, celle du respect, par tous les responsables publics, des droits de l’homme ou pour être plus précis, des droits humains fondamentaux.
« Aucun responsable public ne peut y échapper car cette voie est celle de l’État de droit, plus particulièrement, celle du respect, par tous les responsables publics, des droits de l’homme ou pour être plus précis, des droits humains fondamentaux. »
Le bon terrain est celui de l’État de droit
J’imagine qu’à cet énoncé, certains peuvent s’étonner. Il faut alors rappeler que la liberté d’expression artistique fait partie intégrante des droits de l’homme et que la loi française l’a confirmée dans la loi NOTRe (article 103) et la loi LCAP (article 3). Ne gâchons donc pas cette exigence républicaine !
Précisions : d’abord, la France, mère-patrie des droits de l’homme, s’est engagée, solennellement à mettre en œuvre les droits humains fondamentaux au sein desquels on trouve clairement énoncée l’obligation pour les États de « garantir le droit de chacun à la liberté d’expression… sous une forme artistique » (article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques – 1966). Ce droit est « universel » comme tous les autres. Il n’est pas second ou complémentaire par rapport aux autres droits de l’homme. Il est à l’égal des autres droits fondamentaux pour faire humanité ensemble et il leur est « indissociable ». Il ne peut donc être négligé, ni par le président de la République et sa ministre de la culture, ni par les acteurs des arts !
De plus, on retrouve la nécessité d’assurer « la liberté indispensable à la créativité artistique » à l’article 15 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (1966). Là aussi, la référence aux droits humains fondamentaux met au cœur de la décision publique le développement de la liberté de créer. Cette perspective offerte par l’État de droit a nettement plus de sens que la vente de plus de billets, à plus de consommateurs de spectacles.
La mise en œuvre de cette liberté est de la responsabilité première du président de la République, au nom de nos engagements internationaux. C’est d’abord une responsabilité morale, un indicateur manifeste de la volonté de la France de tenir son rang en matière de droits de l’homme. Notre pays ne peut se contenter d’en défendre certains, comme la liberté de la presse ou la liberté d’entreprendre, en laissant de côté les autres dont les droits culturels des personnes et, en leur sein, la défense de la liberté artistique. Et ce, d’autant que les références aux deux articles que je viens de citer ont été actualisées en 2015 et en 2016 dans la loi NOTRe et la loi LCAP.
Je trouve donc dommageable que, pour valoriser ce qu’ils font, les CDN n’aient pas pris le parti d’exiger du président l’application des droits humains fondamentaux relatifs aux droits culturels qui intègrent, je préfère le répéter, la liberté artistique.
Garantir l’effectivité du droit à la liberté artistique
À vrai dire, je ne suis pas étonné de la position des CDN. Pour beaucoup d’acteurs, les droits de l’homme sont formels ; par conséquent, le droit à la liberté d’expression artistique n’a pas grand sens pour un artiste qui manque de moyens pour survivre. Une bonne subvention, même pour de mauvaises raisons, vaut mieux qu’une belle liberté sans un sou !
Il faut, là encore, s’étonner d’un tel renoncement. Il suffit de lire le rapport Shaheed pour s’en convaincre. En 2013, Farida Shaheed, dans sa mission de rapporteuse spéciale pour les droits culturels à l’ONU, a fait un point complet sur « le droit à la liberté d’expression artistique et de création ». En lisant son rapport, il est clair que la liberté de s’exprimer artistiquement n’est jamais de pure forme : elle doit être effective et subir le moins de restrictions possibles. Une équipe artistique qui n’a pas de locaux à sa disposition est moins libre qu’une troupe qui peut travailler dans la durée. Un artiste qui ne peut survivre qu’en répondant à des commandes privées est moins libre que celui qui perçoit une subvention publique dédiée à son activité créatrice.
« Pour beaucoup d’acteurs, les droits de l’homme sont formels ; par conséquent, le droit à la liberté d’expression artistique n’a pas grand sens pour un artiste qui manque de moyens pour survivre. Une bonne subvention, même pour de mauvaises raisons, vaut mieux qu’une belle liberté sans un sou ! »
On peut même lire que les États, pour respecter la liberté effective des artistes, doivent « se pencher plus avant sur les restrictions aux libertés artistiques imposées par les entreprises et sur les incidences des stratégies agressives et des situations de monopole ou de quasi-monopole dans le domaine des médias et de la culture sur les libertés artistiques. L’appui apporté aux industries culturelles devrait être revu sous l’angle du droit à la liberté artistique ».
Il n’a pas échappé non plus à madame Shaheed qu’une bonne manière de satisfaire à l’exigence de la liberté artistique, « sans ingérence quant au contenu, consiste à améliorer le statut social des artistes, en particulier leur sécurité sociale, qui est un sujet de préoccupation pour la plupart d’entre eux ».
Je pourrais citer l’intégralité du rapport de madame Shaheed pour aboutir à la conclusion que la lettre des CDN au président a manqué le coche. Elle aurait dû poser nettement la question au premier magistrat de l’État : « Comment la France compte-t-elle affirmer son attachement aux droits humains fondamentaux en matière culturelle, en renforçant notamment l’effectivité de la liberté artistique ? Quand commenceront les négociations sur les préconisations du rapport Shaheed, auxquelles les dirigeants du ministère de la culture ne se réfèrent pourtant jamais ? »
Malheureusement, la lettre des CDN ne fait aucune allusion à cet enjeu public, pourtant universel, consistant pour l’État à garantir le mieux possible la liberté artistique comme réalités à vivre. Ces arguments auraient dû suffire à repenser l’adresse des CDN au président de la République. Mais cela n’a pas été le cas. Et il y a une bien mauvaise raison pour cela !
Avec les droits culturels, priorité aux parcours émancipateurs
J’ai bien vu que des acteurs influents des CDN vouent une hostilité manifeste aux droits culturels. Je l’ai compris dans la prose de Marie-José Malis, notamment dans un texte intitulé : Quelques considérations sur les droits culturels. Sa lecture m’a étonné, car madame Malis critique la notion de droits culturels sans jamais faire référence aux textes qui la fondent, un peu comme si les droits humains fondamentaux pouvaient se contenter de propos de café du commerce !
Cette position est d’autant plus curieuse, voire paradoxale, que, dans leur lettre, les CDN estiment être de bons acteurs de l’émancipation des personnes !
Je dois donc faire un rappel à la raison. Le sens même des droits culturels, comme de tous les autres droits humains, est d’estimer que chacun doit pouvoir élargir sa liberté et sa capacité effectives afin de poser des choix les plus autonomes possibles. La voie de ces libertés accrues passe par des interactions avec les autres cultures, sous les deux conditions suivantes :
- chaque personne doit, d’abord, être reconnue dans sa dignité, avec ses « attachements » culturels (sa langue particulièrement, mais pas seulement) ;
- chacun doit pouvoir s’engager dans des parcours « d’arrachements » à ses références culturelles d’origine.
Ces parcours sont, en ce sens, porteurs de libertés nouvelles, permettant à la personne de construire des relations sociales émancipatrices, conduisant, ainsi, à faire un peu mieux « humanité ensemble ». On devrait dire : se nourrir de la diversité culturelle en résistance à la multitude des différences culturelles qui risquent à tout moment de fracturer le monde.
« Le sens même des droits culturels, comme de tous les autres droits humains, est d’estimer que chacun doit pouvoir élargir sa liberté et sa capacité effectives afin de poser des choix les plus autonomes possibles. »
Évidemment, ces parcours émancipateurs ne se font pas tout seuls. On ne peut guère croire que le marché concurrentiel des produits artistiques sera la voie royale pour y parvenir ; les responsables publics devront nécessairement s’impliquer pour développer les possibilités d’accompagnement des personnes vers des ressources culturelles de qualité qui, dirait Amartya Sen, conduiront la personne à « développer ses capabilités ». Les relations avec les professionnels des arts sont ici essentielles pour élargir, hors des normes convenues, ces libertés effectives des personnes.
Rapprochons cette finalité des convictions défendues par les CDN dans leur lettre au président. Il n’y a aucun doute : mis à part des formulations maladroites, l’intention est identique. J’avoue même avoir souri en lisant les arguments énoncés.
Développer des libertés d’expression artistique pour faire humanité ensemble
Quand je lis que les CDN sont soucieux de « remplir ce prodigieux don démocratique : libérer une créativité prise dans le sentiment d’une utilité citoyenne », je ne vois qu’une formulation, certes approximative, de l’enjeu de développement des libertés d’expression artistique pour faire humanité ensemble.
De même, je suis surpris que la loi sur les droits culturels ne soit pas évoquée quand les signataires écrivent qu’il « faut décréter que nous avons besoin d’une politique publique qui donne à chacun les outils de la construction de soi, de l’exploration de sa propre créativité, dans un mouvement où ce qui s’affirme, c’est le sentiment de contribuer activement au destin collectif » ! C’est pourtant ce que fait, déjà, l’article 103 de la loi NOTRe, pour qui sait le lire, évidemment.
J’ai gardé le meilleur pour la fin : oubliant son hostilité aux droits culturels, madame Malis, dans une interview au journal de la Ligue des Droits de l’homme (Hommes et libertés, n°179, septembre 2017), énonce cette fascinante revendication : « Avec le Syndeac, non sans un certain humour, nous pensions appeler le ministère (de la culture), « ministère de la capacitation ». Ç’aurait été une nouvelle idée du ministère de la Culture et de son champ ». Là, j’ai arrêté de rire car je ne vois pas comment on peut imaginer reprendre à son compte l’objectif de « capacitation » des personnes (autre traduction des « capability » d’Amartya Sen) en passant son temps à dénigrer la référence aux droits culturels des personnes !
Au cœur : les enjeux des droits humains fondamentaux
Peut-être faut-il alors inciter les CDN à concrétiser leurs intuitions émancipatrices en prenant au sérieux l’approche par les droits des personnes d’être toujours un peu plus libres, un peu plus dignes, un peu moins soumises à des dominations insupportables. Au vu de leur lettre au président, cette adhésion au corpus des droits humains permettrait aux CDN de s’inscrire dans le grand combat pour l’application de la loi sur les droits culturels. Ils y retrouveraient les nombreuses organisations de professionnels des arts qui sont déjà engagées dans cette voie. Je pense, entre autres, à celles qui adhèrent à l’UFISC et prennent en compte progressivement dans leurs réflexions les enjeux des droits humains fondamentaux*.
Et, sans attendre cet effort, ils devraient être attentifs à la parole forte de l’un des leurs, David Bobée, directeur du Centre dramatique de Normandie : « Notre première mission est la création d’œuvres et nous défendons avec passion la place de l’artiste dans la cité, sa liberté de création, de pensée et d’expressions. Mais notre CDN est également un lieu public avec de nombreuses responsabilités : si les citoyen-ne-s ont aujourd’hui des droits culturels inscrits dans une loi, nous, institution, avons en conséquence des devoirs culturels. »
Il y a là, au moins, de quoi discuter, voire envisager une nouvelle rédaction de leur lettre au président, avec une palette plus élargie de signatures demandant que toutes les politiques culturelles de ce pays mettent au travail les valeurs universelles des droits humains fondamentaux que sont la liberté, la dignité, la « capacitation » des personnes.
Le rendez-vous des BIS de janvier 2018* serait idéal pour cela et compenserait le fiasco de l’appel de Nantes, jamais entendu puisque jamais rédigé. Histoire de marcher du bon pied : celui de faire humanité ensemble, avec la diversité de nos cultures !
Doc Kasimir BISOU
* Stéphanie Thomas, présidence de l’UFISC, participera à la table ronde organisée par Profession Spectacle dans le cadre des BIS de Nantes, le jeudi 18 janvier à 16h. Modérée par Pierre Gelin-Monastier, rédacteur en chef de Profession Spectacle, elle réunira également Philippe Kaminski et Bernard Latarjet.
Lire toutes les chroniques du Doc Kasimir Bisou :
- Nos émotions musicales à l’épreuve des politiques culturelles
- L’évaluation des politiques culturelles : résister à l’hégémonie de l’économie
- La Gauche culturelle fait la sourde oreille
- Les droits culturels sont universels, pas dogmatiques !
- Public/Privé – Quand le ministère de la culture trahit sa mission fondatrice pour 1 euro
- Amoureux du jour vs Monde de la nuit : la guerre des irréconciliables ?
- Public/Privé – La défense bien médiocre des Centres Dramatiques Nationaux !
Doc Kasimir Bisou, c’est le pseudonyme officiel de Jean-Michel Lucas, personnalité connue pour sa défense acharnée des droits culturels. Docteur d’État ès sciences économiques, Jean-Michel Lucas allie dans son parcours enseignement – comme maître de conférences à l’Université Rennes 2 – et pratique : il fut notamment conseiller au cabinet du ministre de la culture, Jack Lang, et directeur régional des affaires culturelles.