Et voici (enfin !) le cœur secret du monde
C’est le cœur secret du monde, de la terre, que révèle la peinture de Christian Gardair. Tel est l’enseignement profond du livre que Béatrice Marchal consacre à l’artiste et publié aux éditions L’herbe qui tremble.
Les toiles de C. Gardair offrent à celui qui les contemple un tissage et un vêtement de lumière, elles le font entrer dans la palpitation et le rythme d’une écriture archaïque et éternelle, préhistorique dirait le peintre. C’est ainsi le cœur secret du monde, de la terre, que révèle la toile, présence et puissance de la basse continue de la vie.
Trois motifs dominent l’œuvre du peintre : l’Estuaire de la Gironde, les vignes du Bordelais, la dentelle et les filets.
L’Estuaire d’abord, son « maître en peinture », lui offre son infinie variation de couleurs, reflets et reliefs, selon l’heure du jour, selon que la mer avance ou se retire, selon la couleur et l’état du ciel. Lorsqu’il se reflète à la surface de l’eau, le bleu du ciel donne ainsi naissance au bleu Gironde, « mélange sans pareil entre la terre, l’eau et le ciel ». Les peintures de l’Estuaire sont le fruit de sa longue fréquentation et de son amoureuse contemplation, le fruit et plus précisément l’extraction, mot par lequel C. Gardair définit sa démarche. Les toiles qu’il lui consacre traduisent les inflexions et retours de lumière de l’Estuaire, son rythme propre fait de marées et de ressac. Le peintre est finalement l’inventeurde l’Estuaire, au sens archéologique de découvreur. Ses toiles en sont le porte-couleur et voix, l’intime résonance.
Deuxième motif : les paysages de vignes du Bordelais, leurs successions horizontales et étagées de piquets et de ceps. Autant de bâtons et de traits qui forment une écriture et une portée musicale énigmatiques et archaïques, vivantes par leurs répétitions et intervalles qui leur donnent un rythme propre. Le peintre aime ici à citer le poète Saint-John Perse parlant de « la vigne au loin comme une Bible ouverte » et il voit lui-même dans les ceps de la vigne d’hiver « comme une écriture en hébreu ».
Troisième motif : celui des dentelles de rideaux et des filets de pêche, celui du tissage et des mailles. Dentelles des rideaux présents dans l’un de ses premiers ateliers, à Berson (Gironde). Il y a dans ces dentelles, dues à Laura Alves, marrane venue du Portugal, une rencontre et une alternance entre matière et lumière, tissage et « intervalles libres », que l’on retrouve dans de nombreuses toiles. Ces dentelles ne séparent pas du paysage mais elles filtrent son entrée dans la pièce et le regard du peintre. Elles s’intègrent même au paysage comme dans cette « Fenêtre ouverte sur l’Estuaire » où celui-ci se présente en un fin maillage blanc de dentelles.
Le peintre trouve aussi dans les dentelles et les filets la succession et la répétition, le rythme de la matière et de l’intervalle. Héritier de l’interdiction juive et musulmane de la figuration (il a passé sa prime enfance à Casablanca et été marqué par une poterie algérienne aux motifs géométriques), C. Gardair trouve dans ces dentelles et dans ce qui leur ressemble (damiers, dallages, champs, tissus) comme une géométrie du jour. Une série de fragmentations, de scansions lumineuses et sonores qui forment finalement ce tissu et ce vêtement dont nous parlions au début : en témoignent les toiles intitulées « repriser rapiécer ».
À la figuration, C. Gardair préfère donc la traduction et l’extraction ; à la ressemblance, il préfère la vraisemblance. Nombre de ses toiles sont des extractions de paysages mais de paysages qui sont eux-mêmes déjà composés, issus de la rencontre et de la superposition entre le paysage intérieur et le paysage extérieur, entre un paysage physique et un paysage imaginaire. Sur la toile, ces paysages s’unissent pour former un mélange homogène (au sens chimique).
Cette unification est le résultat, la manifestation de l’unification intérieure associée à l’acte de peindre. Peindre, c’est être, pour C. Gardair, à sa place dans le monde, dans « une espèce d’espace intérieur unifié ». C’est atteindre la révélation du paysage extérieur passant à travers soi pour épouser le paysage intérieur dans une rencontre quasi-nuptiale.
Comme le poète, le peintre a pour mission de faire découvrir « une réalité parallèle au monde, une réalité offrant ce qui manque au monde ». Il doit inventer cette « réalité plus réelle » menant à la vérité. C. Gardair aime ici à citer le mot de Cézanne : « Je vous dois la vérité et je vous la donnerai. »
Ultimement, il s’agit d’accéder et de participer à la naissance des souffle, palpitation et rythme de la vie, ce que les Chinois nomment qi-yun, « souffle rythmique ». Qui veut connaître cette naissance pourra se diriger vers les trois œuvres dans lesquelles (notamment) C. Gardair l’a contemplée : L’été de Nicolas Poussin, avec cette légère ondulation des blés sous le vent ; La Vue de Delft de Vermeer, avec ce miroitement sur la partie courbe de la coque de bateau verni ; Le Sacrifice d’Andreï Tarkovsky, avec cette lumière jouant à travers les aiguilles de pin, lumière que l’on retrouve aussi dans L’Enfance d’Ivan, accompagnant la course de l’enfant à travers une forêt de bouleaux.
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Christian Gardair, Paysageur d’Estuaire Paysageur de Paris, Béatrice Marchal, éditions L’herbe qui tremble, 2021, 303 pages.
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Photographie à la Une : © Christian Gardair
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