“Chavirer” de Lola Lafon : les tangages de la vie
Chavirer, le nouveau lumineux roman de Lola Lafon, paru chez Actes Sud, nous offre le portrait d’une femme en devenir, se construisant sur un gouffre, celui de la manipulation et de la prédation sexuelle. Elle y déploie les thèmes du pardon et de la culpabilité, de la fracture raciale et sociale, du corps-désir et du corps-souffrance.
Cléo a douze ans et cinq mois en 1984 quand ses parents lui proposent de l’inscrire à un cours de danse classique pour la détacher de la télévision et de son oisiveté addictive. Mais Cléo n’est pas taillée pour ce style très codé, trop précieux ; elle manque de grâce. Qu’à cela ne tienne ! Elle choisit un cours de modern jazz à la MJC – Maison des jeunes et de la culture – de Fontenay. Elle a l’énergie de ses rêves et des paillettes plein la tête. Elle, qui n’a jamais raté, hypnotisée devant l’écran, l’émission préférée de sa mère le samedi soir, le sacro-saint « Champs-Élysées », se voit déjà sous les feux des projecteurs, vivante des mille regards braqués sur elle. S’entraînant sans relâche, elle acquiert la cambrure parfaite, elle sait obéir sans questionner.
L’emprise
Elle est cependant impatiente et, avec la naïveté de son âge, elle suit aveuglément la voie que lui ouvre Cathy, « une apparition de rêve », venue assister aux cours afin de repérer les talents qui méritent d’être soutenus par une bourse de la mystérieuse Fondation Galatée qu’elle représente. Cléo est flattée et y voit une chance inespérée de quitter sa banlieue et une existence « aux coins racornis », l’amertume, la banalité. Elle rêve d’éclat, elle vise l’ivresse.
Elle est impressionnée par l’univers auquel Cathy lui donne accès, celui des vêtements chics, des parfums chers, des brasseries à la mode. Elle veut réussir, elle veut être vue, elle fera tout ce qu’on lui demande, y compris approcher d’autres filles pour les recruter au nom d’une Fondation qui n’est que fumisterie et cache un réseau pédophile. Cléo l’a compris, elle a perdu sa candeur, Cléo est fracturée : devant ses parents, elle joue à la fille modèle ; en son for intérieur, elle se craquèle petit à petit.
« La Cléo hagarde du printemps 1984 était une marionnette dont on aurait tranché les fils, démantibulée, petit tas dysfonctionnel que ses parents montraient, tel un paquet de linge mystérieusement malodorant, à des médecins : un gastroentérologue pour ses vomissements, une dermatologue pour une urticaire de plaques dures et violacées, un allergologue pour un asthme nocturne. »
La désemprise
Lola Lafon a pris l’intéressant parti de nous faire le portrait de Cléo au travers du regard de quelques personnes qui ont compté pour elle, une esquisse diffractée comme autant d’instantanés dessinant une femme en devenir, toutes ces traces et ces empreintes que nous laissons dans les vies des autres. Nous la suivons jusqu’à ses quarante-huit ans, l’âge du pardon enfin venu. Parce qu’il s’agit bien de cela, le caractère acide de la dévorante et poisseuse culpabilité et le pardon que l’on s’accorde à soi-même, après des années d’évitement et de lutte – Cléo a travesti la réalité pour la rendre supportable. Comme l’exprime, en exergue, cette phrase de Derrida : « Le pardon, s’il y en a, ne doit et ne peut pardonner que l’impardonnable, l’inexpiable – et donc faire l’impossible. »
Cléo se sent profondément coupable envers ces filles qu’elle a séduites pour le compte de prédateurs sexuels, surtout envers Betty, gamine talentueuse et frondeuse, qui finit par tout lâcher à dix-huit ans, se laissant aller, engagée dans rien si ce n’est un site pour les animaux en détresse – une projection ? Betty, dont la famille connaît l’histoire, est coupable aux yeux des siens d’avoir fait n’importe quoi, famille qui ne s’embarrassait pas alors qu’elle fréquente un homme de quarante ans. Betty, « l’accroc voyant sur une robe, la tache qui perdurait. Celle d’une histoire. Toutes les familles étaient tissées d’histoires, qu’un chœur de vies perpétuait. Les histoires-sédiments cimentaient le clan plus sûrement que les naissances et les anniversaires, ces évocations du jour où, de la fois où… »
Cléo porte la douleur de l’abus en même temps que celle de la mauvaise conscience – « […] Cléo aurait treize ans pour l’éternité, elle se cognait à chacun des angles morts de cette éternité. » Elle est marquée au fer rouge, garde le silence, se confesse parfois. Notamment à Alan, un régisseur rencontré lors d’un concert de Jeff Buckley ; Alan ne juge pas, s’inquiète d’elle. Elle avoue aussi à Lara, une passionnaria de vingt ans, un amour véritable, qui lui apprend la révolte et le militantisme ; Lara qui reste coite face aux mots qui disent le déchirement, la blessure à vif.
Pardon
Les mots les plus porteurs, ceux qui vont la soutenir et finalement la sauver, sont ceux de Serge, le père de Yonasz, un ami rencontré au lycée, possible histoire d’amour manquée. Serge lui parle de religion juive, son patrimoine, de bienveillance et de pardon.
« Cléo connaissait-elle l’origine du mot “pardonner” ? Il se composait de “donner” (donare) et de “complètement” (per), c’était un acte d’abnégation totale que de pardonner. De renoncer à faire payer l’autre pour ce qu’il avait fait. Bien sûr, le passé était irréversible. Rien, aucun pardon ne pourrait défaire ce qui avait été fait […] Le pardon n’était pas l’oubli. L’offense ne disparaissait pas comme une tache sur un tissu. Pas plus qu’elle n’était provisoirement ‘recouverte’ par le pardon. Pardonner était une décision, celle de renoncer à faire payer à l’autre. Ou à soi-même. »
Cette pensée, qu’elle garde en elle, lui fournira, quand elle sera prête, la clé vers l’apaisement, tant il est vrai que « les mots, lorsqu’ils parvenaient à nous bouleverser, nous modifiaient. » Elle comprendra que vivre dans le ressentiment et la rancœur est une source de souffrance, qu’elle a également été une victime et que pardonner, se pardonner, n’est ni excuser ni absoudre mais traverser la colère et l’apitoiement – « […] ce n’est pas ce à quoi on nous oblige qui nous détruit, mais ce à quoi nous consentons qui nous ébrèche […] N’avoir rien dit. Rien fait. Avoir dit oui parce qu’on ne savait pas dire non. »
Apprivoiser ses fragilités
Si le roman de Lola est intimiste, nous racontant une jeune fille qui devient femme, il est également politique et social, mettant en lumière la classe moyenne et la culture dite populaire qui, au-delà d’un racisme de classe qui la vêt de vulgarité, se veut un divertissement qui peut être fédérateur et engagé. Par amour pour la danse, Cléo accepte de faire des compromis et devient danseuse de revue. L’auteure nous décrit sans complaisance – elle fut danseuse elle-même – le monde de la danse, celui des tutus et des entrechats, où l’on est disqualifié pour un centimètre de trop ou trop peu, un monde de paillettes qui cachent bien des meurtrissures, où les lumières enfouissent les ombres ; un monde où le corps est spectacle, dompté jusqu’à la torture, exploité jusqu’au supplice.
« Danser c’était apprendre à dissocier. Pieds poignards et poignets rubans. Puissance et langueur. Sourire en dépit d’une douleur persistante, sourire en dépit de la nausée, un effet secondaire des anti-inflammatoires. »
Effacés les scintillements et les faux cils, restent la pâleur et les cernes de filles redevenues invisibles, « libellules en titane », figurantes auxquelles Lola Lafon redonne une certaine dignité.
Chavirer est d’une construction parfaite pour dire le complexe de l’humain. L’écriture de l’auteure est fluide et magnifique, maître dans l’art de la suggestion, évitant l’écueil malheureux du voyeurisme et du trash que suggère le thème de la prédation sexuelle. Elle décrit avec subtilité les mécanismes de la manipulation, l’enfance massacrée du corps trop tôt érotisé. Elle cherche à comprendre les lâchetés et les faux-fuyants, débusquant ce qui est caché au lieu de se contenter du visible, sans donner de leçon, toute en empathie et mansuétude. Son ton intime et doux porte au plus près des personnages et des émotions, nous montre à voir la vie dans ses remous, les vagues de crête qui nous font chavirer, sens dessus dessous, sombrer dans les abysses de nos bouleversements intérieurs et nous font atteindre le point ultime que nous avons le choix d’affronter pour entamer une reconstruction. Et apprivoiser nos fragilités.
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Lola Lafon, Chavirer, Actes Sud, 2020, 352 p., 20,50 €
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