Charybde ou Scylla, peste ou choléra, Chine ou USA
La Chine n’est ni un géant gentil, ni un géant méchant ; c’est une grande puissance, et il faut la considérer comme telle, avec la prudence et le respect qui s’imposent. Oui, me dit-on, mais c’est un régime autoritaire, une société totalitaire… Et alors ?
Actualité de l’économie sociale
La géopolitique a ceci de démocratique que chacun peut y jouer, peu importent ses connaissances ou ses moyens intellectuels. Vous et moi, les gens que nous croisons quand nous ne sommes pas confinés, n’importe qui, nul n’en est exclu ; on y peut à bon compte, en quelques affirmations péremptoires, et sans verser dans la moindre rhétorique, donner son sens premier à l’expression « refaire le monde ». Dans la tourmente sanitaire que nous traversons, notre impuissance face au virus trouve en quelque sorte une compensation dans notre capacité illimitée à repenser l’univers.
La Chine a beau être loin de nous, par la distance, par la langue, par son histoire, il a suffi qu’elle ait été à l’origine de la pandémie pour nous devenir aussi simple et aussi familière que notre voisine de palier. Tigre de papier pour certains, tigre qui va tous nous dévorer pour d’autres ; mais la tonalité générale est d’en faire un ennemi, et un ennemi menaçant. On parle volontiers de nouvelle « guerre froide » entre la Chine et l’Amérique. Jamais sans doute les références à Thucydide n’auront été aussi nombreuses.
Mais peut-on ainsi tenir l’affrontement pour fatal, pour inévitable ? N’y aurait-il nulle part place pour l’équilibre, les ententes, les coopérations ? Constatant que la Chine est devenue une puissance, les commentateurs occidentaux semblent lui dénier le droit d’agir comme une puissance, et ne veulent voir dans son comportement qu’agression et menace, comme si le pire était la seule issue possible. Or les attributs de la puissance sont nombreux, complexes. Ils peuvent certes entraîner violences, conquêtes, dominations sans partage. Mais pas seulement. Et la réponse n’est pas que dans la riposte frontale, ou dans la recherche compulsive de ce qui peut affaiblir ou saper le moral d’un ennemi proclamé comme tel.
Il y a peu, on parlait encore de compétition, certes débridée et sans pitié, mais seulement de compétition. Et cela concernait surtout les groupes industriels ou financiers, ces multinationales tentaculaires dont les intérêts propres en venaient à transcender et rendre secondaires ceux des nations. Est-ce un effet durable de la pandémie ? Ces groupes privés sont maintenant, du moins dans les esprits, renationalisés, cantonnés dans un rôle de corps d’armée au service de l’une ou l’autre puissance. Oubliées la répartition mondiale des sites de production, la composition hybride des actionnariats ; le vocabulaire guerrier a imposé son dualisme réducteur, Grecs contre Perses, Rome contre Carthage. Le virus aura gravement atteint notre discernement.
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Il y a vingt ans et plus, pendant cette « drôle de guerre » qui a séparé le traité de Maastricht de l’arrivée de l’euro, je travaillais, entre autres, dans les transports. J’ai vu se mettre en place, en peu d’années, le transfert en Chine de l’approvisionnement de notre grande distribution, pour quasiment tous les produits non alimentaires. Cela a nécessité des prodiges dans la logistique, et amené des progrès de productivité que l’on n’osait anticiper. Ce furent des décisions lourdes de conséquences, et je me demande si le pouvoir politique de l’époque en avait seulement conscience. Des pans entiers de l’industrie française en furent rayés de la carte, tandis que le consommateur profitait des prix bas ; au bout du compte, le bilan pour la France est sans doute fortement négatif, mais s’il en reste quelque chose de solide, ce sont des relations entre entreprises françaises et chinoises, relations étroites et surtout équilibrées, chacune des parties ayant également besoin de l’autre.
De la même époque, j’ai le souvenir de joyaux de la technologie française où l’on ne jurait que par l’Europe et où la Chine ne provoquait que méfiance et railleries. Ces gens-là ne pensent qu’à nous piquer nos brevets, ils ne payent pas, ils ne sont pas fiables, laissons les naïfs s’y brûler les ailes, nous, nous ne voulons pas y aller : tel était le discours tenu aux actionnaires. Où en sont les mêmes, vingt ans après ? Certains ont été absorbés, puis vidés de leur substance, par un concurrent allemand ; d’autres ont changé d’avis et établi de solides têtes de pont en Chine, ce qui leur permet de toujours exister et de peser sur la scène mondiale.
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Je garde ces références dans ma mémoire. La Chine n’est ni un géant gentil, ni un géant méchant ; c’est une grande puissance, et il faut la considérer comme telle, avec la prudence et le respect qui s’imposent. Oui, me dit-on, mais c’est un régime autoritaire, une société totalitaire…
Certes, je n’aimerais pas vivre en Chine, être soumis au régime de Pékin. Et alors ? Est-ce que cela doit faire d’eux mes ennemis ? Pourquoi devrais-je les considérer comme un danger ? Est-ce que cela me donne la moindre légitimité à vouloir leur imposer mon mode de vie ? Tout cela est dérisoire, et suscite en moi deux types de réactions.
La première est que ce qui compte, ce n’est pas l’état d’une société, mais sa dynamique. Le Chinois d’aujourd’hui est infiniment plus libre et plus prospère que son aîné, au temps où Deng a pris le pouvoir, après des années de calvaire maoïste et l’intermède Hua. Je pense que de notre côté, nous avons plutôt fait un bout de chemin en sens inverse. Et je sais aussi que Deng a appris le marxisme à la Sorbonne, comme Ho Chi Minh. Nous aussi, nous savons exporter des produits toxiques.
La seconde, c’est que je ne supporte plus ces appels incessants et indécents à « faire bloc autour de nos valeurs ». Celles-ci, qu’on les qualifie d’occidentales, de libérales ou de démocratiques, n’ont rien de consensuel et, quand d’aucuns se hasardent à en faire une liste, il en est de nombreuses qui ne me conviennent pas du tout. Je ne me sens aucune solidarité avec les porteurs médiatiques de « valeurs de liberté » qui ne sont pas les miennes, et si je reconnais que le principe chinois de non-ingérence dans les affaires africaines a quelque chose de cynique, je pense que nos « conditionnalités éthiques » sont encore plus misérables d’hypocrisie.
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Je sais que la Chine doit faire face à d’immenses problèmes, notamment démographiques. Ce n’est pas pour autant un colosse aux pieds d’argile. Connaissez-vous dans l’Histoire un exemple de grande puissance qui n’ait pas été en permanence traversée par de graves déséquilibres ? Cela a été le cas de l’Empire romain, qui a quand même duré cinq siècles qui n’ont jamais été stables ni tranquilles.
De là à se faire chinois, certes non. Je garde mes distances de sécurité. C’est au dix-huitième siècle que Paris s’était entiché des « chinoiseries » si violemment dénoncées par Montesquieu, et c’est plus près de nous que les « maos » entraient en pâmoison devant les atrocités de la révolution culturelle. Mais enfin, de vous à moi, si je rencontrais demain un émissaire du pouvoir chinois qui accepte de m’aider à promouvoir l’Économie Sociale dans ma Côte-d’Ivoire, en échange de quelque service (je me demande bien lequel pourrait l’intéresser, mais bon, poursuivons la fiction…), eh bien je lui vendrai mon âme sans le moindre scrupule.
La cuiller sera toujours bien assez longue, quel que soit le diable avec lequel je dois dîner, voire pactiser. Pas de fausteries ! Je ne rencontrerai jamais Méphisto, je n’ai pas accès à ce niveau… mais pour le plaisir du jeu, me connaissant, je prendrai le même plaisir avec un représentant de Taïwan. Bien que je regrette qu’on ait abandonné le nom de Formose, c’était plus joli, à mon sens. Alors, à bon entendeur, salut ! Pékin ou Formose, le premier arrivé m’achètera, le concours est ouvert !
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* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, afin d’ouvrir les lecteurs à une compréhension plus vaste des implications de l’ESS dans la vie quotidienne.