Charlotte Perriand, une visionnaire qui cultivait le bonheur
Laure Adler, avec son livre « Charlotte Perriand » (Gallimard), rend un hommage sensible et bien tourné à la femme libre et engagée, résolument tournée vers l’avenir. Elle aide à sortir de l’ombre l’artiste oubliée de l’histoire, qui a œuvré à agrandir notre regard, cette avant-gardiste première de cordée qui, à fréquenter un milieu exclusivement masculin, s’est élevée à l’excellence.
Charlotte Perriand est fille de parents d’origine paysanne, montés de Savoie à Paris pour travailler dans la confection – son père comme tailleur, sa mère comme giletière dans la haute-couture. Unique enfant du couple, elle est choyée et éduquée dans une philosophie d’ouverture et de curiosité. Sa mère lui apprend que seul le travail est garant d’indépendance et de liberté.
La femme libre
Forte de ce soutien et bénie d’un caractère bien trempé, elle décide très vite de l’orientation qu’elle veut donner à sa vie. À dix-huit ans, inspirée par la lecture du livre Vers une architecture de Le Corbusier, elle se lance dans les arts décoratifs et se fait remarquer avec le “Bar sous le toit”, créé dans son petit appartement de la place Saint-Sulpice.
Elle choisit des matériaux peu usités en décoration, à savoir l’aluminium et l’acier chromé ; elle décloisonne l’espace dans un souci de convivialité – pourquoi la maîtresse de maison devrait-elle rester en cuisine ? – et réfléchit avant tout à la fonctionnalité des meubles car c’est, selon elle, la fonction qui crée l’objet. Elle vit avec son siècle, tournée vers l’avenir. Si c’est l’époque où l’Art déco tient le devant de la scène, elle s’en libère pour créer un art industriel avant l’heure.
Elle a des idées à foison, elle est audacieuse, souvent téméraire. Admirative du travail de Le Corbusier dont elle apprécie la rigueur et le souci du minimalisme, elle se présente à lui avec l’espoir d’être engagée dans ses ateliers. Malgré son « Ici, on ne brode pas de coussins » liminaire, le maître est séduit par le caractère novateur des créations de Charlotte et en fait bientôt son assistante.
Un nouveau langage
« Corbu est resté celui qui m’a ouvert un mur », dit Charlotte Perriand. En un temps où les femmes se battent sur plusieurs fronts – pour leur émancipation, pour le droit de vote, pour l’accès à certaines professions –, elle se voit offrir l’occasion d’exercer son art, plus encore de mettre en formes ses réflexions. Son goût pour la liberté, sa joie de vivre et son appétence pour le bonheur la guident constamment. Elle invente une nouvelle façon de concevoir l’espace avec, toujours, au centre de ses créations, l’humain et son bien-être : habiter et vivre, vivre et habiter ne font en effet qu’un.
Les idées originales de Charlotte apportent un second souffle à un Corbusier en perte de vitesse, la femme passionnée le déroute. Il n’éprouvera aucun scrupule à signer de son nom certaines de ses œuvres à elle. Charlotte ne s’en offusquera jamais, ne réclamera jamais, se souciant peu de laisser des traces, se méfiant du succès et de la notoriété. Son bonheur, c’est la création.
« Je ne suis pas architecte, surtout pas designeuse, je suis une inventeuse. Pour tout vous dire, j’ai du mal à me définir. Si on me demande ce que je suis, je ne sais pas répondre… une femme de l’art peut-être, mais je n’en sais rien. Non, je ne suis pas architecte mais j’aime l’architecture et je l’ai apprise. Designer, non, parce que je pars toujours d’un milieu, je ne crée pas un objet pour un objet, je ne le crée que si j’en ai besoin. Marginale, voilà. »
C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles elle n’est pas plus connue. Laure Adler réfléchit sur cette pudeur, cette immense modestie : « L’histoire des femmes est ainsi faite, hélas, souvent d’oublis intentionnels de leurs actes, de substitutions de leurs créations par des maris, des compagnons, des pères ou des frères et, quelques fois, des consentements plus ou moins conscients, volontaires ou involontaires des femmes elles-mêmes à leur propre effacement. »
À mon sens, Charlotte Perriand est restée dans l’ombre par choix, exerçant ainsi sa liberté, trouvant son épanouissement uniquement dans l’intérêt porté à l’autre. Ce qui n’excuse, bien évidemment, en aucun cas le « vol » de créations, quelles qu’elles soient.
Citoyenne engagée, elle épouse la cause du Front populaire et milite aux côtés de Picasso, Léger, Aragon, Éluard pour un urbanisme vu comme un art total, inscrit dans les profondes transformations de la société. Charlotte est une anthropologue qui expérimente avant de concevoir, qui s’informe auprès du futur usager de ses besoins. À ses yeux, l’utile peut être beau et la beauté utile.
« Sont utiles et belles les formes qui révèlent l’accord entre les exigences de la matière et les aspirations de l’esprit. »
Un nouvel horizon
La rupture est fatale, après dix ans de collaboration, avec un Le Corbusier dur, exigeant, gougnafier, qui n’apprécie pas certaines initiatives personnelles de Charlotte. Elle prend le large en raison de ces traits de caractère – « J’aurai toujours pour ton travail beaucoup d’admiration, Corbu, mais pour l’homme, je ne sais pas… » S’il fut sourcilleux et jaloux, il l’encouragea à dépasser ses limites, à inventer sa discipline.
Nous sommes en 1940. Charlotte part pour le Japon où elle a accepté le poste de Conseillère en art industriel (voir, à ce propos, l’élégante bande dessinée de Charles Berberian, Charlotte Perriand, une architecte française au Japon, parue aux éditions du Chêne). Elle aime bouger, crapahuter, découvrir, et trouve là une philosophie en totale adéquation avec le sienne. Elle est fascinée par le savoir-faire traditionnel japonais et bataille pour qu’il soit respecté, pour qu’il ne soit pas parasité et enlaidi par des apports occidentaux. Elle s’intéresse aux coutumes, aux danses rituelles et s’ouvre au taoïsme qui met en avant le lien indestructible entre l’humain, la nature et le religieux.
Charlotte a toujours été plus attentive au vide qu’au plein : son art est épuré de l’inutile parce que le vide n’est pas un néant mais la possibilité de se mouvoir. Elle est visionnaire et d’avant-garde avec une architecture fonctionnelle et méditative qui privilégie la simplicité et la pureté. Elle ne cherche pas à s’imposer, ne recherche pas le clinquant, plutôt à se fondre dans le paysage, à respecter l’environnement. En 1935, elle crée un toit végétalisé et se tourne vers des matériaux spécifiques pour construire des maisons qui soient les moins onéreuses possibles à chauffer et à éclairer. Il y a dans sa vision du monde un désir de calme, de plénitude et d’absolu.
S’effaçant derrière son sujet, Laure Adler signe une magnifique biographie de Charlotte Perriand, une femme remarquable qui ne s’est jamais sentie d’exception, une irréductible passionnée, une insatiable aventurière. Elle met en lumière toutes les facettes de celle-ci : la femme sensuelle, hédoniste, solaire, d’une exceptionnelle capacité à prendre la vie du bon côté, se moquant des conventions, qui s’émerveillait sans cesse de la beauté de tout, dont la devise était « les pieds sur la terre, la tête dans les étoiles » ; la créatrice visionnaire et première de cordée qui pensait que l’art est dans la manière d’être, dans l’attitude face à la vie – « Vivre, c’est faire vivre ce qui est en nous » – et que l’important est de toujours se remettre en cause, toujours se dépasser.
« Le quotidien nous éloigne de l’essentiel, notre civilisation de consommation ne nous en rapproche pas. Travailler pour consommer, un cycle infernal pour faire tourner la machine, une sorte d’esclavage économique où la sublime beauté de la vie n’est pas prise en compte. Le sujet, c’est l’homme, dans la plénitude de ses facultés encore en latence, qui ne demande qu’à s’épanouir. »
L’ouvrage est agréablement illustré de portraits de Charlotte et de photos faites par elle-même de gens aimés, de ses créations, de lieux qui l’ont marquée et inspirée. Des photos de facture exceptionnelle… faut-il ajouter « évidemment » ?
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Laure Adler, Charlotte Perriand, Gallimard, 2019, 272 p., 29,90 €
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