Cette Dame qu’on veut Nôtre
Cette Dame qu’on veut Nôtre et qui n’appartient à personne, ou à tous, peut-être plus aux touristes qui l’entretiennent et la visitent quotidiennement qu’aux grappes de catholiques qui y viennent prier. Que pèse l’archevêché quand il n’y a plus de paroissiens, que pèsent les symboles et l’Histoire face aux impératifs des marchands du Temple ?
Tribune libre et hebdomadaire de Philippe Kaminski*
Dès l’annonce de l’incendie qui a ravagé Notre Dame, les réactions, commentaires et analyses ont envahi l’espace médiatique et l’ont entièrement occupé. Toutes les voix autorisées, ainsi que celles qui le sont moins, se sont fait entendre. Tous les experts, ainsi que beaucoup d’ignorants, ont été sollicités. Tous les gazetiers, professionnels ou occasionnels, ont pris la plume. Je m’étais promis de me tenir informé de tout ce qui allait se dire ou s’écrire… mais quel vœu insensé ! Depuis trois jours et quatre nuits, je suis submergé par un flot incessant de déclarations, de débats et de controverses. Comment y ajouter quoi que ce soit de sensé ? A fortiori, de nouveau ? En cette matinée de Vendredi Saint, je vais néanmoins tenter l’épreuve.
Tout d’abord, et cela m’a plutôt étonné, mais agréablement, j’ai eu l’impression que tous les aspects de la question avaient été abordés, dans de justes proportions et avec beaucoup de sérieux. Mis à part quelques grincheux et une inévitable dose de propos péremptoires, j’ai lu et entendu maints exposés de grande qualité, documentés et argumentés, que ce soit sur la générosité et les systèmes de déductions fiscales qui s’y rattachent, sur la grande misère des budgets d’entretien du patrimoine, sur l’absurdité du tourisme de masse, sur la place du sacré dans nos sociétés et celle des bâtiments historiques dans nos métropoles, et enfin, bien sûr, sur le dilemme entre reconstruction à l’identique et incorporation du moderne dans la sédimentation des époques précédentes. Même le mystique y trouvait sa petite place, sans railleries ni persiflages.
Ceci étant, il ne suffit pas de réunir les compétences et de poser les bonnes questions pour avoir les bonnes réponses. Je pense que celles-ci ne peuvent exister dans l’absolu, et ce d’autant moins que Notre Dame n’est « notre » de personne. Trop d’intérêts se la disputent, et le temps aura vite fait de lézarder l’unanimité qui s’est naturellement constituée aux lendemains immédiats du désastre. Si une autorité, et peu importe qu’elle soit politique, morale, ou institutionnelle, parvient à s’imposer, elle tranchera, contentant les uns et frustrant les autres, laissant aux siècles le soin de reconstituer le consensus autour de ce qui sera, à son tour, devenu legs de l’Histoire. Et si ce n’est pas le cas, les considérants purement économiques imposeront leur joug. Déjà, on insinue que les travaux devront quoi qu’il arrive être terminés pour 2024, Jeux Olympiques obligent ; ce qui signifie en creux que ce qui ne serait pas terminé dans les cinq ans présidentiels ne le sera jamais.
Je me souviens d’une de mes aventures d’étudiant. Je ne connaissais alors pas grand’chose de Paris, mais j’éprouvais une révérence instinctive pour les plus anciens de ses monuments emblématiques dont je sentais qu’il me fallait être fier en toutes circonstances. Je promenais une jeune Américaine que je comptais bien éblouir. Une première étape dans un restaurant se solda par une amère déception ; les merveilles gastronomiques dont je lui avais vanté les extraordinaires vertus ne lui firent aucun effet. La descente du boulevard Saint Michel ne fit pas mieux. Arrivés à la Seine, je l’emmenai vers la cathédrale, certain de parvenir cette fois à lui faire partager mes convictions. Sa construction a été terminée il y a 800 ans, lui expliquai-je. Elle eut une réaction de stupeur que je n’ai pas oubliée. Et vous vous en servez encore ? me répondit-elle, incrédule. Je ne savais plus que dire. Elle voyait comme une tare ce qui était pour moi la plus insigne des vertus. Vous étiez à ce point pauvres que vous n’avez jamais pu vous en bâtir une neuve ? C’était sa pensée, je ne pouvais aller contre. J’imagine qu’aujourd’hui, les guides qui accompagnent les cars de visiteurs américains ou chinois sont formés pour répondre à ce genre d’attitude.
Il n’en demeure pas moins que ce sont ces visiteurs qui apportent les sous et que, de fait, Notre Dame est leur avant d’être nôtre. Nous n’en sommes plus que les jardiniers, chargés de leur fournir une attraction conforme à leurs attentes. Que pèse l’archevêché quand il n’y a plus de paroissiens, que pèsent les symboles et l’Histoire face aux impératifs des marchands du Temple ? Je ne fais pas ici de sinistre présage, simplement une prévision rationnelle.
Je me demande comment Notre Dame traversera la période des travaux. Des offices y seront-ils toujours assurés ? Que montrera-t-on aux touristes ? Installera-t-on, sur le parvis, une vaste halle de toile ou de tôle où, à la façon de la grotte de Lascaux, on reconstituera à force d’hologrammes une copie de la vraie cathédrale désormais fermée au public et réservée aux scientifiques de la vieille pierre et du vieil art sacré ?
Et j’imagine déjà la grandiose cérémonie de réouverture. On aura évité de parler de messe, dans la mesure où la liste des personnalités invitées à cet événement mondialement retransmis sur toutes les chaînes et tous les réseaux ne comptera que 2 % de catholiques. Un grand débat participatif sera ouvert, pour savoir en quoi il faut transformer ce bâtiment refait à neuf et idéalement placé au centre de la ville. Musée, salle de concert, espace modulaire polyvalent haut de gamme, toutes les options seront ouvertes, grandes ouvertes comme l’avenir.
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* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, notamment en lien avec l’ESS.
Crédits photographiques : LeLaisserPasserA38 / Wikipédia