C’est compliqué…
Si vous souhaitez briller dans les dîners en ville avec peu de mots et un minimum de réflexion, lisez cette chronique !
Si vous souhaitez briller dans les dîners en ville, épater vos amis lors d’une promenade dans les bois, interloquer vos collègues de travail devant la machine à café, intéresser vos copains dans les toilettes du lycée, faire le silence autour de vous, voir les gens se regrouper autour de votre humble personne, je vous recommande vivement de lire cette chronique. Elle est reconnue d’utilité publique.
Si vous souhaitez obtenir l’aisance intellectuelle d’un journaliste politique. La connaissance encyclopédique d’un journaliste sportif. L’adresse de la meilleure boulangerie à Paris du journaliste culture. Si vous souhaitez devenir un journaliste spécialisé dans la spécialité de la spécialisation, lisez cette chronique.
Si vous êtes un expert des plateaux télé. Un expert en tous genres qui maîtrise aussi bien la petite enfance de Jean-Luc Mélenchon que la crise en Ukraine, le dossier chocolatine/pain au chocolat, les élections présidentielles et le COVID-19, lisez cette chronique. Même si vous êtes déjà très fort dans l’art de parler pour ne rien dire, un complément de méconnaissance ne nuit jamais.
Cela peut également servir dans votre vie de tous les jours. Vous écoutez une discussion d’une oreille distraite. Ou alors on s’adresse à vous directement mais vous n’en avez absolument rien à secouer… Autre chose à penser. Quand vous vivez ce type de situation qui arrive très régulièrement car, quand on y pense, la plupart des gens qui nous entourent n’ont aucun intérêt… Peut-être que vous pourrez utiliser un des exemples qui vont suivre…
Attention, gentes dames et gentilshommes, cette liste est loin d’être exhaustive. Vous le savez aussi bien que moi, les moments où on n’a rien à dire sont légions. Les moments où on n’a rien à dire mais il faut dire quelque chose sinon on passe pour un gros blaireau sont régiments. Les moments où on vous demande de dire quelque chose alors que vous n’avez pas écouté la discussion sont troupes. Les moments où il faut dire quelque chose pour combler le silence qui s’installe entre des personnes qui n’ont rien à se dire sont divisions. Les moments où il faut parler pour ne rien dire parce que justement on n’a rien à dire sont garnisons.
Et le plus redoutable, le pire du pire, le moment où on vous demande d’avoir un avis… Et vous n’avez pas d’avis sur la question. Et encore moins de réponse avec un avis. Je vous prie de croire que ça carbure entre les deux oreilles ! Car il faut avoir un avis. Dans notre société actuelle, il faut avoir un avis sur tout. Même si c’est du grand n’importe quoi. Si on se souciait de la qualité de l’avis ou de l’opinion, ça fait longtemps qu’on financerait correctement l’école, les universités et la recherche. Ou qu’on aurait une vraie politique culturelle. Mais on n’a pas que ça à faire ! Faut baisser les charges sociales (certains disent cotisations sociales, on se demande bien pourquoi) et faire monter les dividendes des actionnaires (qui n’actionnent pas, on se demande bien pourquoi).
La vie, c’est l’avis.
Quelques conseils à suivre pour briller dans une société qui ne brille pas par sa clarté.
Sport :
– La fin du match a été compliquée…
– Avec un terrain aussi lourd, c’était compliqué…
– Le Tourmalet, c’est compliqué…
– Il paraît que l’ambiance dans les vestiaires est compliquée…
– La traversée en solitaire, c’est compliqué…
– Jouer à Roland-Garros contre Nadal, c’est compliqué…
– Il faut prendre les matchs les uns après les autres, gagner le championnat, c’est compliqué…
Etc.
Culture :
– L’art contemporain, c’est compliqué…
– Le théâtre de Zyzarzinsky est particulièrement compliqué… (L’utilisation d’un adverbe comprenant plusieurs syllabes est fortement recommandée au cours d’une discussion qui tourne autour de la culture. Si vous souhaitez prononcer une phrase longue et creuse à la fois, il est certain que l’emploi d’un ou plusieurs adverbes est l’option à privilégier. Pour exemple : Le théâtre de Zyzarzinsky est particulièrement mais aussi incroyablement et je dirais même extraordinairement compliqué…)
– Je ne veux pas paraître mesquin mais le prix des places est compliqué…
– Le répertoire classique, c’est vieux et c’est compliqué…
– 2001, Odyssée de l’espace, qu’est-ce que c’est compliqué…
– Moi j’aime bien le théâtre de Boulevard parce que c’est pas compliqué…
– Putain, c’est pas compliqué, j’ai rien compris, c’est quoi cette merde !
– Je me demande s’il ne fait pas exprès que ça soit compliqué… Ou alors, il ne comprend pas ce qu’il fait…
– Aller au ciné, faut sortir, c’est compliqué… Aller au théâtre, faut sortir, c’est compliqué… Aller voir une expo, faut sortir, c’est compliqué… Ah la vache, dis donc, je me suis abonné à Netflix en cinq minutes, c’est vraiment pas compliqué…
Etc.
Politique :
– La crise en Ukraine, c’est compliqué…
– Le programme de l’extrême droite, il est pas compliqué…
– Les élections présidentielles, y a trop de candidats, c’est compliqué…
– Faut avouer, si tu veux voter à gauche, c’est compliqué… À droite ausssi…
– La démocratie, c’est compliqué…
– Voter, faut sortir, c’est compliqué…
Etc.
Sujets de société :
– Le racisme, c’est compliqué… (Si vous voulez faire semblant d’avoir un avis, vous pouvez utiliser l’expression « c’est pas bien »… Exemple : Le racisme, c’est pas bien…)
– L’alcoolisme, c’est compliqué…
– Le féminisme, c’est compliqué… (Attention ! Ce n’est pas parce qu’un mot se termine en « isme » que « c’est pas bien »… Soyez vigilants. Exemple : Le féminisme, c’est bien…)
Etc.
Avant de se quitter, si vous êtes quadra ou quinqua, j’attire votre attention sur le fait d’utiliser avec beaucoup de précaution les expressions « c’est cool » ou « c’est clair ». Si vous avez des adolescents à la maison, les répercussions peuvent s’avérer catastrophiques.
Bref, la vie c’est compliqué. La mort aussi. Le temps qui passe, tout ça. Avoir des enfants, c’est compliqué. Avoir du fric, c’est compliqué. Avoir un métier qu’on aime, c’est compliqué.
Profiter de la vie, c’est pourtant pas compliqué, alors pourquoi on passe notre temps à se compliquer la vie…
Bonne question, un peu compliquée. Mais bonne question. Qui me fout grave le seum…
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– René de Obaldia
– Juste les réflexions d’un mec de gauche…
– Je suis là
– Noël chez les Noël
– Donner la parole qui ne nous appartient pas
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Auteur de théâtre, scénariste de fictions radio, président des Écrivains associés du théâtre (E.A.T) de 2014 à 2019, Philippe Touzet tient une chronique bimensuelle dans Profession Spectacle depuis janvier 2021, intitulée : « Arrêt Buffet ».