Bref éloge de la mode
Où notre chroniqueur, recru de bonne conscience, loue notre monde d’être qu’il est.
J’aime bien la mode. C’est assez simple, elle est comme de l’eau très salée sur laquelle il suffit de se laisser porter et de s’abandonner. Suivre la mode est absolument à la portée de chacun, il suffit de regarder les actualités, de se tenir informé ; et de répéter cela que l’on nous dit, mais à sa sauce personnelle, laquelle est une manière de mise en valeur de son déficit de compréhension.
Dans des temps légèrement plus démocratiques, mais plus conflictuels, hélas, il était possible aussi de s’opposer à la mode. C’était certes parfois un peu délicat, mais cela allait, dans l’ensemble : on pouvait obtenir par là aussi une manière de reconnaissance, souvent contournée, parfois carrément interlope.
La mode certes était à l’origine de l’opposition ; et il y avait conflit – d’obscurs penseurs ont pondu en ces temps révolus des ouvrages conséquents sur la rivalité mimétique, mais nous n’en avons évidemment plus besoin. C’était plus intéressant, cette opposition, car plus énergique, ça castagnait souvent sec, mais ce n’était pas très malin tout de même. Et puis, à présent qu’il n’y a plus de théâtre, nous savons que la tragédie ne tolère pas deux points de vue justifiés. Nous avons tout rectifié. Il y a les bons, auxquels on fait du tort et auxquels devoir nous est fait de nous identifier ; et les salopards qui nous font du tort, à nous les bons (identification réussie), qui ne leur avions causé aucun tort, jamais — sinon nous ne serions pas les bons, suivez, merci. C’est bien huilé. On sait qui est qui, et c’est quand même vachement bon pour le moral de se trouver si beau en ce miroir. L’indignation aussi fait lever le menton. Le narcissisme, c’est le bien-être et la vérité.
Cela a dispensé nos élites, puis, grâce aux nouvelles pédagogies, l’ensemble de la population, de toute connaissance historique. Il était grand temps. Il n’y a rien à apprendre du conflit, de toute façon ; ou du mal.
De temps en temps, jadis, cette opposition à la mode devenait d’avant-garde, ou quelque chose comme cela, et supplantait la mode, et la ringardisait, et l’on pouvait alors être à la pointe de la mode sans l’avoir cherché ; ou en ayant l’air de ne pas l’avoir cherché. Car, comprenez-vous, en vérité, tout est question de semblant. Nous nous contrefoutons bien, au fond, de ce que nous répétons ; peu nous importe réellement ces gens qui meurent au loin, cette victime dans l’immeuble d’en face qu’on défenestre sans son consentement. C’est un travail, vous comprenez. Nous suivons la mode comme un artiste, jadis, peignait des sujets religieux : parce que c’est là qu’est le pognon, et qu’on peut éventuellement en palper. Il ne faut pas s’apitoyer, mais contrefaire l’apitoiement, et ça, en vérité je vous le dis, c’est galvanisant. Parfois, tout de même, un opposant complètement taré se déclare et nous pouvons le lyncher sans courir aucun risque, et ça, ça fait grave jouir.
Tant qu’à faire semblant, il a récemment semblé plus égalitaire, car nous progressons à chaque heure, que la même règle s’applique à tous, et suivre la mode, la répéter, la décliner selon sa relative incompréhension, est vraiment devenu la seule chose à faire. Les oppositions à la mode sont prohibées. C’est moins démocratique, mais plus égalitaire (quoi que je ne sois pas capable de m’expliquer cela). Mais je m’en félicite chaque matin. Il faut se féliciter chaque matin. Cela me développe personnellement.
Le quotidien des personnes dans mon genre, qui vivent de conformisme, s’en trouve admirablement simplifié ; et je sais chaque matin ce qu’il faudra que je répète durant la journée. Des tendances globales se dessinent dans le cours des semaines et des mois, et donnent ce que j’appelle des pistes de travail, dont je n’ai plus ensuite qu’à vérifier qu’elles seront validées, c’est-à-dire produites, par les autorités artistiques compétentes. Voilà, j’ai mon prochain sujet, mon prochain thème, mon prochain engagement. Évidemment, la mode propose plusieurs thèmes selon les goûts : conflits internationaux (le parti des victimes est toujours à prendre) ou conflits interpersonnels (idem). Des esprits chagrins, réactionnaires sans doute, demanderont comment il en irait si par extraordinaire notre pays, qui a la bonne idée d’être désormais un petit pays sans trop d’influence réelle, soutenait des actions internationales du côté des bourreaux, comme cela s’est vu dans le passé. Eh bien, cela ne peut pas arriver. Puisqu’alors, de toute façon, nos actualités n’en parleraient pas. Notre boulot d’artiste consiste simplement à écouter les actualités, puis à produire ou tenter de produire des œuvres qui n’en sont jamais que des produits dérivés.
C’est simple. La règle est simple, elle est la même pour tous. Ensuite, que le meilleur gagne. Le meilleur, c’est-à-dire le plus rapide, le plus mondain, le plus centralisé, le plus friqué, l’artiste qui tient le meilleur réseau. Au boulot !
Post-scriptum.
J’ai écrit cette chronique en prenant le contre-pied de deux phrases de deux vilains auteurs du siècle précédent :
« L’Occident, qui ne possède pas de censure, opère pourtant une sélection pointilleuse en séparant les idées à la mode de celles qui ne le sont pas — et bien que ces dernières ne tombent sous le coup d’aucune interdiction, elles ne peuvent s’exprimer vraiment ni dans la presse périodique, ni par le livre, ni par l’enseignement universitaire. »
« Un État, dans la gestion duquel s’installe durablement un grand déficit de connaissances historiques, ne peut plus être conduit stratégiquement. »
La première est d’Alexandre Soljénitsyne dans Le déclin du courage en 1978 ; la seconde de Guy Debord dans Commentaires sur la société du spectacle, dix ans plus tard.
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Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique, qu’il tient depuis janvier 2018. Un recueil choisi de ces chroniques paraîtra aux éditions Corlevour en 2022.