Black Friday : Globish et Hyperconsommation
Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur des sujets notamment en lien avec l’ESS.
[Tribune libre]
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Les notes qui suivent ont été jetées sur mon clavier sur le coup d’une « sainte colère », il y a quelques jours, le black friday. Il reviendra aux lecteurs qui en prendront connaissance, un peu plus tard, voire beaucoup plus tard, de juger si elles ont ou non conservé, au fil du temps, leur pertinence et surtout leur impertinence. De fait, cette agression commerciale de fin novembre avait de beaucoup anticipé le jour annoncé, et s’est largement propagée au-delà. Je n’étais donc pas tenu de publier le vendredi même. Mais c’est un plus long terme qui m’intéresse. Car plus encore que par l’omniprésente et insupportable indécence mercantiliste, j’avais été irrité par l’utilisation servile de l’anglo-américain, sans aucun effort de traduction ni d’adaptation à un contexte culturel différent de celui du lendemain du Thanksgiving,
Et ce pour terminer, une fois mon avion arrivé à destination, par un aveu d’impuissance, que bien entendu je n’assume pas complètement a posteriori. Il reste en effet une place, même congrue, pour le combat culturel. Lequel, s’il se doit d’être universel, ne saurait passer par pertes et profits celui de l’enracinement et de la diversité.
Vendredi 23 novembre
Aujourd’hui, c’est le black friday.
Un déferlement diarrhéique d’appels à consommer nous submerge depuis le début de la semaine, et en voici l’apothéose, sans que nous soyons passés par la case Thanksgiving. Une défécation ininterrompue de remises, de cadeaux et d’affaires du siècle. Un tsunami ravageur.
L’achat est devenu ce jour le seul moyen d’affirmer son existence. J’achète, donc je suis.
Seuls les morts n’achètent pas. Et, en conséquence, tout ce qui n’achète pas sera déclaré mort.
Je viens d’arriver à l’aéroport, et là aussi, le black friday est omniprésent. Me voici titubant, saoul sous l’avalanche des coups (de pub). Vais-je pouvoir me frayer un passage jusqu’à une hypothétique sortie ?
Je parviens à traverser sans encombre la zone des duty free. Mais à peine installé dans l’Airbus, le harcèlement commercial de ce jour maudit reprend ses droits. Une voiturette aux promotions folles passe et repasse dans la travée centrale, précédée d’un incessant tam-tam racoleur. L’épidémie mercantile a envahi les airs.
Groggy je suis, vous dis-je, puisqu’il n’y a pas de vendredi noir sans globish !
Car black friday ne saurait, semble-t-il, se traduire. Il faut que la même frénésie soit partagée par la planète entière, dans la langue unificatrice du dollar.
Le globish, cet idiome de l’idiotie indifférenciée, j’en avais entendu le matin même dans la voiture qui m’emmenait à l’aérogare, vers 5 heures 30 sur RTL, un extraordinaire spécimen. De ce que la nullité la plus arrogante de la gent journalistique peut produire. Il s’agissait d’un commentaire paru dans le journal Die Welt …prononcé pour la circonstance daille ouelte !
Pour un peu, on aurait compris : Die, wealth !
Expire, richesse ! En plein black friday !
Il y a des coïncidences linguistiques qui ne s’inventent pas. Alors, poursuivons… Ce jour indécent entre tous deviendrait, en bon allemand, le Schwarzer Freitag, mariant ainsi le noir et le libre. Quelle belle union ! La liberté noire, celle du jour libre revenant chaque semaine, mais noir, plus précisément noirci, une fois dans l’année, pour son paroxysme. Le jour où la marchandise mondialisée est entièrement libre de nous asservir sans contrainte et dans sa langue de bazar.
Libre de nous faire tout absorber, globalization comme globish, dans leur absolue noirceur.
Illusoire de penser résister. Défendre un usage correct et harmonieux de sa langue ? La diversité culturelle, linguistique ? Cela vaut autant que de défendre l’achat responsable ou les productions locales, ces fragiles contrefeux vite récupérés. Le black and free day, que suggère le détour par la langue allemande, révèle toute l’horreur de la liberté sans frein du prédateur.
Ne pensez pas me prendre au piège, je sais bien que Freitag ne vient pas de l’adjectif frei, mais de la déesse de la mythologie scandinave Freyja. Et alors ? Je ne me soucie guère du Walhalla ou des runes de Thulé. S’il y a un paganisme aujourd’hui, c’est celui du black friday, qui triomphe sans vergogne, et qui asservit nos contemporains de plus en plus passifs.
Conditionnés à l’achat compulsif, trop de gens ne voient en effet aucune contradiction entre utiliser le globish et affirmer aimer le français. De même qu’entre se gaver de malbouffe et acquiescer aux mérites du naturel, du bio, de l’art culinaire.
À force, face à tant de en même temps, on en vient à prendre acte de son impuissance, à baisser les bras.
Cependant je conserve quelques réflexes et je continue à bondir lorsque des mots français, ou provenant du vieux français, sont prononcés devant moi à la texane.
Bacon, ce mot se trouve dans Rabelais. Entre l’andouille et le boudin.
Challenge, management, rien de plus français !
Compris, ma tchère Dginette ?
Et bien entendu, barbecul !
Message reçiou ?
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Billet jouissif, qui montre parfaitement les excès de l’ultra-libéralisme (ou « néo-libéralisme »), qui détruit tout sur son passage : non seulement la culture, à commencer par la langue, mais encore l’humanité singulière, réduite à n’être qu’un conglomérat d’individus-consommateurs.
Merci !