“Betty” de Tiffany McDaniel : apprivoiser les contours de soi
Dans Betty, paru aux éditions Gallmeister, Tiffany McDaniel nous donne à voir le monde à hauteur d’enfant, un monde en clair-obscur fait d’amour, de tendresse, de cruautés et de violences. Elle nous y décrit le passage à l’âge adulte, ce moment de perte de l’innocence et d’appropriation de soi. Une plume gracieuse et onirique, une héroïne inoubliable.
Le fondement
Les mots ont toujours été pour Betty – la voix fil conducteur du roman – un moyen d’apprivoiser le monde, de s’arrimer à ses beautés pour se délester des douleurs. Parce que, à ses yeux, ils sont créateurs de magie, qu’ils ont une puissance salvatrice, elle nous raconte son histoire.
Ses parents se sont rencontrés dans un cimetière. Alka Lark y croquait une pomme, assise près de la tombe du Soldat inconnu, Landon Carpenter cueillait des champignons. Il est attiré par l’originale et énigmatique jeune fille, elle se jette sur lui pour une raison d’elle seule connue. Elle est blanche, il est indien cherokee. Ils ne connaissent pas encore leurs noms. Quand il apprend qu’elle est enceinte de ses œuvres, Landon, chevaleresque, l’épouse. Rêvant d’un autre horizon, ils partent sur les routes, au petit bonheur la chance. Ils ne sont pas encore amoureux.
Leurs errances voient naître huit enfants dont deux meurent bébés dans d’affligeantes circonstances. Betty est la sixième de la fratrie, née en 1954 dans une baignoire. Au gré des chemins, les enfants s’éveillent aux sciences naturelles et apprennent quelques mots d’autres langues. Jusqu’à ce qu’Alka sente le désir de revenir à ses origines, en Ohio, dans la ville de Breathed.
« Quelque part entre le paradis et l’enfer, Breathed était une parcelle de terre nichée au cœur d’une douleur lancinante, où les lézards se faisaient écraser sous les roues et où, quand les gens parlaient, on croyait entendre le tonnerre racler le tonnerre. Dans ce coin du sud-est de l’Ohio, on se réveillait aux aboiements de chiens errants en ayant conscience que l’ombre de loups plus gros n’était jamais loin. »
La maison qu’un ami de Landon leur cède est une ruine marquée du sceau du malheur, une légende rapportant que les huit propriétaires ont disparu ne laissant comme traces que huit impacts de balles dans les murs. Autant Alka est consternée, autant Landon se montre optimiste. À force de patience, il retape la demeure et y adjoint un magnifique potager. Expert en richesses de la nature et en plantes médicinales, il dispense ses connaissances à qui le demande et concocte mille remèdes. Du haut de ses sept ans, Betty est fascinée des histoires naturelles, des légendes indiennes nimbées de spiritualité que lui raconte son père. Ce papa-poule, tendre et facétieux, n’a de cesse que de lui enseigner à être forte face aux attaques racistes – elle qui a une couleur de peau de teinte nettement plus foncée que celle de ses sœurs –, de même qu’à suivre sa propre voie, à écouter sa voix intérieure.
Transmission
Elle est l’un des thèmes majeurs, tous ces héritages conscients et inconscients que nous acceptons avec joie ou rejetons avec vigueur.
Landon initie Betty aux secrets de la nature, aux pouvoirs des plantes envers lesquelles il lui enseigne l’humilité : elle se doit de les respecter et de les remercier. Il l’enchante de légendes cherokees qui sont pour elle sources de paix, de sagesse et avec lesquelles elle apprend à poser des actes magiques durant son enfance et son adolescence pour tenter d’infléchir le cours des événements et survivre aux douleurs. Elles lui permettent de dédramatiser la vie et l’empêchent d’oublier qu’elle possède une force inaltérable.
Douleurs
Il y a le racisme auquel Betty se voit confrontée dès son plus jeune âge, les attaques et les quolibets qu’elle subit en silence et qui sont autant de flèches qui blessent son cœur. Son père désamorce les colères et les peines de sa Petite Indienne avec amour et humour. Elle a longtemps pensé que leur situation en marge était une damnation et s’est raccrochée comme une forcenée à l’espoir qu’une autre réalité existe. Au fil du temps, elle fait la paix avec ses racines indiennes, grandeur immémoriale. Elle comprend que sa vie se trouve uniquement entre ses mains, qu’elle ne doit pas avoir peur d’elle-même au risque de s’enfermer dans un asile intérieur et finir par se dire, au soir de sa vie, qu’elle n’aura pas vécu.
Une autre souffrance de taille est celle que lui fait partager sa mère, née d’une blessure profondément gravée depuis l’enfance : pour ses neuf ans, Betty reçoit en cadeau l’horrible aveu de l’abus paternel. Elle est désemparée face aux affres de désespoir dans lesquelles sa mère se noie, expression d’un cruel manque d’amour devenu impossible à endiguer et qui semble avoir besoin d’un témoin. Betty est bien trop jeune pour tout cela, bien trop jeune également pour savoir quoi faire quand elle surprend son frère violentant sa sœur aînée. Elle voit son père vieillir, se quitter, hurler son chagrin ; sa mère se réfugier dans une indifférence protectrice. Elle prend conscience que le monde, loin d’être lisse, est traversé de chaos. Elle remarque, en grandissant, que les années nous changent, que certaines distances deviennent des gouffres devant lesquels l’on se retrouve impuissant. Ces coups, ces larmes, cette noirceur, Betty les transforme en histoires, en mots qui, s’ils ne sont pas toujours lénifiants, lui permettent cependant de prendre de la distance. Sa voie se dessine, elle sera écrivain.
« Comme affamée, j’ai commencé à écrire […] Si la douleur était mon sujet, l’amour ne l’était pas moins. Mon dialogue est devenu une démence qui a ensuite évolué vers une métamorphose de l’âme. Me révoltant contre une fatalité écrasante, ne fût-ce que pour défier et combattre la souffrance, je concevais des histoires qui me commandaient de survivre. »
Être femme
Betty devient écrivain et femme, dessinant au fil des mots les contours d’elle-même. Révoltée que sa mère soit hantée, détruite, par un chagrin abyssal, que sa sœur ait subi une violence qui s’est révélée fatale, elle décide qu’un autre destin est possible. Et si « devenir femme, c’est affronter le couteau », la femme que l’on devient peut « décider si elle va laisser la lame s’enfoncer assez profondément pour la mettre en pièces, ou bien si elle va trouver la force de s’élancer, les bras écartés, et oser prendre son envol dans un monde qui semble se briser comme du verre autour d’elle. »
Betty s’inscrit dans la lignée des romans dont les narrateurs sont des enfants, tels Scout dans Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur de Harper Lee, Oskar dans Extrêmement fort et incroyablement près de Jonathan Safran Foer, Jack dans Room d’Emma Donoghue, encore Tracy dans Sauvage de Jamey Bradbury. Le regard d’enfant, pur et tendre, rend lumineuses des histoires rêches et ténébreuses.
L’écriture simple, poignante et chaleureuse de Tiffany McDaniel teinte de magie une lecture dont l’on ne ressort pas indemne. Le roman est d’autant plus émouvant qu’il plonge dans les racines personnelles de l’auteur, précisément dans celles de sa mère à qui il est dédié. Elle nous dit l’innocence perdue, la pauvreté, le racisme, les menaçants secrets de famille, la violence faite aux enfants et aux femmes. Tout lecteur trouvera des échos de lui-même dans ce roman qui touche à l’universel et dont le ton familier parle à l’âme. Betty restera inoubliable.
« C’est la liberté de choisir qui fait la différence entre une existence que l’on vit et une existence que l’on subit. »
Tiffany McDaniel, Betty, trad. François Happe, Gallmeister, 2020, 720 p., 26,40 €.
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