“Bandes parallèles” de Yoann Thommerel : fous ta cagoule ?
Le dramaturge Yoann Thommerel vient de publier Bandes parallèles aux éditions des Solitaires Intempestifs : trois histoires dont le lien réside dans le thème de la cagoule comme objet de violence. Une pièce qui prétend « renouer avec un activisme politique progressiste », mais qui marque finalement surtout par sa cruelle ironie et sa curieuse absente de cohérence entre les tableaux.
C’est une histoire de cagoule que nous raconte Yoann Thommerel, dramaturge déjà auteur de Trafic (Les Petits Matins, 2013) et Mon corps n’obéit plus (Nous, 2017), dans sa dernière pièce, Bandes parallèles, publiée par Les Solitaires Intempestifs. Il n’est cependant pas question de ces cagoules que portent les enfants (que nous avons tous portées étant enfants), qui, comme un écrin, entourent et présentent leur visage, donnant à voir et soulignant l’aplat du front, le relief des joues, le dessin de la bouche et la couleur des yeux. Il n’en est pas question car c’est la cagoule comme violence, et non la cagoule comme enfance, qui est le sujet ou du moins le fil et l’objet directeurs de la pièce.
Introuvable « activisme politique » !
La cagoule est en effet, selon l’avant-propos de la pièce, un « objet-symptôme » et la cagoule dont il est parlé, c’est celle qui sert à masquer et dissimuler le visage, celle dont le port signale et manifeste une intention objectivement violente, la violence commise fût-elle qualifiée de nécessaire et d’irremplaçable par celui qui en est l’auteur. “La Cagoule” fut d’ailleurs le nom choisi par les membres au visage masqué d’une organisation française d’extrême-droite qui, dans les années trente et au début même de la Seconde Guerre mondiale, perpétra plusieurs assassinats contre des personnalités de la gauche et de l’extrême-gauche.
La pièce se donne d’ailleurs pour objectif, ambitieux, de « renouer avec un activisme politique progressiste », activisme qui, on l’aura compris, est le fait de personnes cagoulées. Yoann Thommerel fait à cet égard se succéder trois tableaux dont on peine hélas à comprendre et voir ce qui les relie, ce qui les fait résonner et pourrait les faire sonner juste. Plus étrange encore : le traitement de ces tableaux et de leurs personnages, qui recèle une ironie dont on ignore si elle est réellement recherchée par l’auteur, semble en décalage avec l’intention politique déclarée de la pièce.
Il y est en effet introuvable l’activisme recherché, si bien que le lecteur est abandonné à sa perplexité, sans réponse – à la question de savoir quelle est la légitimité et l’objet de l’« activisme politique progressiste » – et même sans véritable question : car y a-t-il une question ou seulement un constat, y a-t-il même drame ou seulement discours ? Interrogation qui conduit nécessairement à s’interroger sur ce que l’on attend du théâtre et de la mise en scène : éveil politique des consciences, dont la réussite devrait être évaluée en fonction des comportements qu’il susciterait ensuite chez le spectateur, ou acte et création artistiques dont le sens, la cohérence et la beauté sont internes, qui par les moyens propres à l’art invitent à contempler autrement la réalité ?
De la révolte en chambre
Trois tableaux se succèdent donc dans la pièce de Yoann Thommerel. Le premier, « Une action radicale pour tous », met en scène deux jeunes partisans de la « Manif pour tous » (du moins des idées défendues par celle-ci car le mouvement est suggéré sans être cité) qui, dissimulés par des cagoules, apposent sur le mur de la maison bourgeoise de l’un d’entre eux un graffiti disant (ce fut l’un des slogans des opposants à la loi Taubira de 2013) : « Je ne veux pas que ma mère s’appelle Robert ». L’activisme consiste donc ici à taguer son propre intérieur, éventuellement à interpeller ses parents. Le décalage avec ce qu’est réellement l’action politique est d’autant plus grand que l’auteur prête à ses jeunes activistes des propos quasi-guevaristes qui contrastent cruellement avec la modestie de leurs réalisations. L’un dit ainsi : « On doit faire entendre la voix des gens normaux… j’ai pris la mesure du problème qui pourrit ce pays, et j’ai décidé d’agir en conséquence… On parle de l’avenir de l’humanité… ». Le lecteur se convainc dès lors que l’auteur se veut ironique et cruel vis-à-vis de ses personnages ; il s’en convainc d’autant plus que l’un d’eux sort très dépité de la rencontre avec une jeune fille dont la beauté le subjugue mais qui vit hélas avec une femme.
Le traitement ironique et cruel se poursuit avec le deuxième tableau, « Le plus gros fake de l’histoire d’Internet », qui met en scène un triste duo de jeunes désœuvrés, cupides et forcément cagoulés qui décide d’enlever un homme qui est le sosie de Saddam Hussein pour le contraindre à se prêter à une vidéo pornographique originale qui leur permettra, pensent-ils, d’asseoir leur crédibilité dans le milieu du cinéma pornographique. L’entreprise échoue cependant en raison de la défection de la jeune pressentie pour s’accoupler avec le sosie du dictateur.
Quant au troisième tableau, intitulé « Le soulèvement des cagoules vides », il représente une jeune lycéenne qui, à la suite semble-t-il des violences policières subies par ses camarades de lycée, passe ses journées à tricoter dans sa chambre des cagoules de toutes les couleurs et de toutes les matières ; cagoules vides, sans corps pour les animer, qui s’amoncellent sur le sol au grand dépit de sa mère qui lui conseille pour se changer les idées de se mettre aux « mots mêlés ».
Pourquoi avoir choisi d’accoler ces tableaux qui, hormis le motif de la cagoule et la dimension domestique de l’entreprise, apparaissent au lecteur comme sans lien entre eux, sans cohérence ni résonance ? S’agit-il, cruellement et en quelque sorte supérieurement, de représenter une jeunesse se complaisant dans de molles contestations et de pitoyables compromissions avec la marche déficiente et perverse du monde ? S’agit-il au contraire de faire de celle-ci la victime des lâchetés politiques ? Et le lecteur, veut-on, sans l’aider le moins du monde, qu’il s’évertue à déceler un lien hypothétique entre le rejet du mariage des personnes de même sexe, l’emprise financière et psychologique de la pornographie et la violence policière de l’ordre établi ? C’est là beaucoup lui demander nous semble-t-il.
Une dramaturgie du télescopage ?
« Trois histoires qui n’en font qu’une, prenant tout leur sens dans ce qu’on pourrait appeler une dramaturgie du télescopage » : telle est l’ambition de la pièce, énoncée par son avant-propos. Ce télescopage, cet entrechoc de tableaux disparates, ne suffisent cependant pas à construire une histoire et un drame. La notion de télescopage, qui évoque un contact superficiel sans véritable intrication ni échange de matière, est d’ailleurs même quelque peu contradictoire avec ce désir d’unité, comme semblent incompatibles avec lui le sous-titre peu ambitieux de la pièce (« Petit panorama de l’air du temps ») et son titre même qui évoque plutôt des histoires et des personnages qui sont destinés à ne jamais se rencontrer.
De sorte que l’on revient à l’interrogation initiale sur l’existence même de la question qu’ambitionne de poser la pièce, question de l’avenir de l’« activisme politique progressiste dans un monde obstinément appliqué à en corrompre, à en contrefaire ou à en court-circuiter les moindres frémissements », question qui, ajoute l’avant-propos, « doit finir par s’entendre », finir même par « devenir lancinante ». Cette question est-elle vraiment posée par les trois histoires qui se succèdent ? On peut en douter.
À l’inverse, ces histoires ne posent-elles pas d’autres questions qui ne sont cependant qu’esquissées, à défaut pour l’auteur d’avoir ambitionné de les poser : question du sens de la relation amoureuse, question de l’omniprésence de la pornographie, question de la légitimité de la violence, de la légitimité d’une action politique qui ne se mènerait pas à visage découvert ? Question peut-être aussi de la tendance de l’individu contemporaine à exiger des autres la transparence quand lui-même se dissimile derrière cagoules, pseudonymes et alias ?
Le pathétique de la cagoule sans tête
Le troisième et dernier tableau de la pièce est sans aucun doute le plus réussi et le plus authentiquement artistique. Ce troisième tableau est en quelque sorte, pour reprendre Beckett, la dernière bande (la dernière des trois bandes parallèles). Il est vrai que la bande de Beckett est une bande enregistrée et non une bande de jeunes, mais le titre de la pièce de Yoann Thommerel invite à voir dans les bandes qu’il évoque celles qui sont (qui furent) enregistrement, récit et profération.
Contrairement aux deux précédents, ce troisième tableau n’est, nous semble-t-il, ni ironique ni cruel même s’il montre une jeune fille dont les jours se consument dans le tricotage de cagoules. Ce tableau en effet est grave, sensible et même poétique car il y a quelque chose d’infiniment pathétique dans le spectacle, la représentation, la mise en lumière de ces cagoules sans têtes : « Seules les cagoules restent éclairées, d’abord faiblement. Elles dessinent un paysage étrange, tout à la fois inquiétant et attirant… Les cagoules semblent soudainement s’embraser, animées par une lumière vibrante et éclatante. Au sol, un nouveau monde ». Quelque chose de pathétique mais aussi de beau, de parlant, de signifiant ; quelque chose qui est ce qu’il est mais qui dit aussi plus que ce qu’il montre.
Car, cette fois, Yoann Thommerel n’est plus dans le discours et la posture, dans le programme à l’avance annoncé, mais dans la réalité sensible et dans la politique incarnée : ces cagoules en attente (?) de têtes disent éloquemment la désertion, la (dé)perdition, la perte de substance de l’action politique. Et conduisent aussi à s’interroger sur le sens et la forme qu’il convient de lui donner : n’y a-t-il pas en elle une dimension nécessairement publique, ouverte, raisonnable, dialoguée qui exclut en elle-même qu’on puisse la mener masqué et violemment ? Au point qu’il faut souhaiter que les cagoules demeurent vides de têtes et qu’elles participent, en fait de soulèvement, à un sursaut de lumière.
Alors non : fous pas ta cagoule.
Yoann Thommerel, Bandes parallèles, Les Solitaires Intempestifs, 2018, 75 p., 14 €