Balles masquées

Balles masquées
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De l’expérience désastreuse de porter un masque imposé uniformément à tous… Existe-t-il un point d’équilibre entre les impératifs de sécurité sanitaire et le maintien d’un minimum raisonnable d’activité, tant sociale qu’économique ?

Actualité de l’économie sociale

Dans le monde d’avant, je n’avais jamais porté de masque. Je n’en ai jamais essayé pour m’amuser, pour en goûter les sensations. Je découvre aujourd’hui ce qu’il en est, et, franchement, l’expérience n’est pas concluante. Elle est même carrément désastreuse.

J’étouffe dans ce désagréable bâillon dont les élastiques me font mal derrière les oreilles. Je vois autour de moi la plèbe aller et venir, portant un objet en tous points semblable au mien, avec une insouciance guillerette ; je les imagine même sourire et y prendre plaisir, alors que moi j’endure mille maux. Décidément, je ne suis pas fait du même métal que tous ces masquophiles. Et quand je commence à transpirer, le calvaire redouble d’intensité.

Pire encore, le fait d’être caché m’a fait revenir un fâcheux tic dont j’avais jadis eu bien du mal à me débarrasser : celui de maugréer en public, à voix plus ou moins haute, quand j’attends mon tour devant un guichet, quand quelqu’un devant moi ne marche pas assez vite, ou quand mon sac refuse de s’ouvrir. Alors j’observe mes voisins et je m’aperçois avec une joie perverse que je ne suis pas le seul.

Existe-t-il un pays où l’on peut se faire établir une dispense médicale de port du masque ? Docteur, un jour je me suis fait agresser par un bandit masqué, et depuis je ne puis supporter la seule idée de toucher, de manipuler un tel objet… cela me donne des frissons, de l’eczéma, j’ai envie de hurler… il faut que vous me fassiez un certificat d’inaptitude… Hum ? Vous croyez que cela peut marcher quelque part ? On a bien le droit d’être allergique au gluten, alors pourquoi pas au masque ?

Mais je sais très bien que si je suis masquophobe, ce n’est pas par allergie. C’est simplement parce que l’on m’y oblige, et mon tropisme anarchiste s’y refuse. Je peux bien m’inventer toutes sortes de désagréments objectifs, ils ne résistent pas à l’examen. Je ne cherche à désobéir à la règle commune que parce que j’aime désobéir. Et ça, je n’ai jamais cherché à m’en soigner.

Je ne porte ce fichu masque que le strict minimum, pour faire mes courses. Je le mets juste à l’entrée du magasin, et je le retire rageusement, dès la sortie franchie. Et comme il nous est recommandé d’en changer régulièrement, je mets un point d’honneur à utiliser toujours le même. Il aura fait l’avion, le TGV, Auchan et Carrefour, le cabinet du vétérinaire et les bureaux du contrôle technique automobile. Ses frères et sœurs n’auront connu qu’une courte existence achevée sans gloire dans une poubelle. Lui, au contraire, poursuit sa vie trépidante, accumulant aventures et découvertes. J’en viens à m’y attacher, c’est un comble !

Les poignées de mains sont interdites, les bises encore plus. Mais j’avais trop pris l’habitude, dans le monde d’avant, d’honorer de mes fougueuses embrassades l’une des caissières de mon supermarché. Après quelque temps d’abstinence réciproque, nous avons décidé d’un commun accord d’enfreindre la loi. Je lui fais sa bise à travers mon masque, mais dans le triangle de peau nue délimité par son élastique, juste avant l’oreille ; ainsi une seule épaisseur de tissu nous sépare-t-elle. Jusqu’à présent, aucun client ne s’en est offusqué.

*

Je n’ai jamais fait de plongée sous-marine, je n’ai jamais participé à un bal masqué. Peut-être que de telles expériences m’auraient conduit à vivre différemment les contraintes actuelles. Lesquelles auront achevé de me convaincre de la parfaite incongruité du dernier acte des Noces de Figaro. J’ai aussi plusieurs masques africains, certains très lourds, qu’il n’est possible de fixer au visage qu’avec de solides courroies. Rien qui puisse émoustiller le désir. Mais cela tombe bien, je n’apprécie guère ces danses dites traditionnelles, dont nul ne sait si elles doivent quelque chose à une réelle tradition ou si elles ne sont que pièges à touristes crédules. Ces danseuses recouvertes de leur armure de bois, je ne leur trouve ni grâce ni charme, alors que je me ferai damner pour une valse avec les mêmes en pagne vaporeux, leur rire étincelant jaillissant entre les tresses répandues sur leurs épaules de rêve.

Oui, le masque c’est vraiment la frustration à l’état brut.

Dans une boutique d’aéroport, une vendeuse que je démasquais du regard me fit un terrible aveu. Oui, m’expliquait-elle, je suis comme vous, je trouve ça très pénible. Mais on va s’habituer. C’est comme la ceinture de sécurité. Vous vous souvenez, au début on renâclait. Maintenant c’est automatique, on n’y fait plus attention, on la boucle naturellement, personne ne proteste.

Autrement dit, la porte est ouverte au masque pour toujours.

Eh bien non, justement, je ne me suis jamais habitué à la ceinture en voiture. Je fais tout ce que je puis pour l’éviter. Il y a d’une part un souvenir ; j’ai subi, il y a déjà fort longtemps, en tant que passager avant, deux accidents graves, coup sur coup, le même jour. Cela vous marque. Les deux fois, je m’en suis sorti avec des contusions, et les deux fois, la voiture était en miettes. En plus la seconde fois elle avait pris feu. Je me suis repassé plusieurs fois, dans mes pensées, la succession de ces événements et j’en étais venu à me persuader que, si j’avais été attaché, j’y serais resté.

Je sais que les circonstances étaient particulières. J’étais sportif et j’ai su me mettre immédiatement en boule. Je sais que depuis les carrosseries ont fait des progrès et qu’il y a désormais des coussins gonflables. Il n’empêche. La ceinture était devenue pour moi non pas synonyme de sécurité, mais d’enfermement conduisant à la mort. Et lorsque quelque téméraire tentait de me démontrer son utilité, son utilité statistique, « dans la majorité des cas », je répondais que je faisais partie des minoritaires et que c’est grâce à l’absence de ceinture que je me trouvais là.

Et puis il y avait, il y a toujours, ce point d’honneur à désobéir que j’évoquais plus haut. Objecteur de ceinture, masquophobe, suis-je donc un asocial irrécupérable ? Dans toute cette péroraison, je me suis refusé à prendre position sur l’utilité collective, médicale ou politique du port du masque. Je me suis contenté de faire part de mon ressenti personnel. Je n’ai appelé personne à m’imiter, je ne me suis pas donné en exemple. Contrairement aux plaidoyers de certains « partisans de la liberté », je ne cherche aucunement à « faire système ».

Dans les voitures modernes, quand vous roulez sans attacher votre ceinture, une sonnerie vous en avertit, puis son volume sonore augmente jusqu’à devenir insupportable. Je n’ai en général d’autre solution que de la boucler à vide et de m’asseoir dessus. Le masque va-t-il prendre le même chemin, et après la sonnerie de la ceinture, aura-t-on celle du masque ? Ou sera-ce un rayon vert qui vous éblouira dès que vous oserez pénétrer visage découvert dans un lieu fermé ? Tous les ingrédients d’un contrôle social toujours plus renforcé sont réunis, avec l’assentiment d’une majorité du corps médical. L’obéissance moutonnière des populations encourage ce mouvement. Et les réactions des défenseurs acharnés de la liberté individuelle me semblent maladroites, contre-productives, teintées d’anti-civisme.

C’est l’esprit de l’Économie Sociale qui doit nous inspirer. La solidarité réelle n’est pas dans des mesures d’exception imposées uniformément à tous. L’épidémiologie est une affaire complexe, et nul ne peut prétendre tout en savoir. Le point idéal d’équilibre entre les impératifs de sécurité sanitaire et le maintien d’un minimum raisonnable d’activité, tant sociale qu’économique, n’existe pas ou du moins aucun modèle ne peut prétendre le trouver. Mais il est clair que ni l’État, ni le libre marché, n’ont été en mesure de s’en approcher de manière satisfaisante. Le principal défaut de l’État restant, on l’a bien vu, son incapacité à penser que d’autres que lui puissent proposer des solutions intelligentes et, bien entendu, à leur faire confiance.

Philippe KAMINSKI
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* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, afin d’ouvrir les lecteurs à une compréhension plus vaste des implications de l’ESS dans la vie quotidienne.



 

 

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