Avignon et les femmes : questions de « ventre » à travers trois spectacles In & Off
« Le fait qu’une femme soit moins payée pour le même emploi qu’un homme n’a rien a voir avec le fait qu’elle ait des ovaires », confiait Olivier Py, directeur du Festival d’Avignon, à un média régional. « C’est une question culturelle. »
Aussi a-t-il placé son festival 2018 sous le signe du « genre », avec les rapports hommes-femmes, le harcèlement, l’homosexualité, le travestissement, la trans-sexualité, la fluidité des genres ou « no gender ». Mais ces versions modernes de la lutte des sexes n’arrivent pas à éclipser la marginalisation des « ovaires », dans le In comme dans le Off, de la maternité, d’une femme-mère, à la fois victime et bourreau. Parcours illustré avec trois spectacles placés sous le signe du « ventre ».
Road Movie en HLM de et par Cécile Dumoutier
(Cie Mae des Rosiers – Artéphile jusqu’au 27 juillet) – OFF
« L’enfant dort », dit-elle. Il est dans la salle voisine. La mère profite de cette brèche pour faire un jogging. Elle cherche ses baskets. Elle les trouve sous les bancs des spectateurs qui attendent dans la rue que le théâtre les fasse entrer… Instants volés au sommeil pour que la mère puisse respirer, vivre et retrouver la force d’élever, seule, ce fils.
Dans ce seule en scène autobiographique, Cécile Dumoutier, auteure et actrice, joue son rôle. Comédienne formée aux Ateliers d’Asnières, elle part vivre avec son compagnon dans le Sud sans savoir que l’aventure va tourner court. À la naissance du fils, la comédienne désormais « maman en solo » remonte à Paris et se confie pendant cinq ans à la caméra. De ce matériel filmé, onze heures de rushes, elle tire les doutes, les désirs, les peurs, les révoltes et les envies qui feront le spectacle.
Il faut du talent pour mettre les mots justes sur la solitude, le désarroi, l’injustice et l’amour pour ce fils qui l’enferme. En France, elles sont deux millions à élever seules leur enfant, 30 % d’entre elles vivant en dessous du seuil de pauvreté. Cécile Dumoutier mène cette introspection comme un bolide et parle pour elle. Jamais elle ne généralise ou n’extrapole plus loin que son histoire.
C’est une tête dans une bassine d’eau qui la réveille… Emmenée par la musique live de la performeuse Minouche Briot, elle raconte en une seule nuit cinq ans d’une vie à reconstruire. Ce qu’elle ressent, ce qu’elle fait, touche et convainc.
En Afrique, en Amérique du Sud, ce sont aussi les mères qui tiennent les enfants. Voilà pourquoi ce spectacle de l’intime est aussi documentaire et politique. Quand deux bras seulement servent de famille, il est légitime de poser la question : où sont les pères, ceux qui n’ont pas d’ovaires, ceux qui n’ont pas un ventre qui pousse et une langue qui parle, ceux qui se taisent ?
Blanc d’Emmanuelle Marie avec Pamela Ravassard et Barbara Lamballais
(Cie Ici Londres – Alizé jusqu’au 29 juillet) – OFF
La mère dort… Elle est dans la salle voisine. Les filles profitent de cette brèche pour faire un bœuf carottes. La mère, la « guerrière » disent-elles, est en train de mourir. Une sœur veille, l’autre attend le père. Lui aussi est absent depuis longtemps. « Il viendra », dit-elle. Elle n’a pas eu d’enfant…
Présenté par deux compagnies en Avignon, ce Blanc monté une première fois en 2014 est aussi un texte de femme. Il évoque l’attente, le deuil, la perte, les mots qui manquent, l’angoisse, l’exil intérieur et, à nouveau, la solitude. Comme dans Road Movie en HLM, le linge qui sèche au-dessus des têtes est l’allégorie d’un temps suspendu.
On s’interroge : pourquoi encore des femmes, des filles, des belles-filles, des sœurs, des belles-sœurs pour tenir cet autre rituel de passage qu’est la mort ? Plus rien après ne sera pareil et comme lors d’une naissance, elles devront aussi se reconstruire. « Je crois que je vais quitter cette maison après », dit la cadette. Elle n’a jamais divorcé pour ne pas répéter l’histoire familiale.
Si Pamela Ravessard, l’aînée, l’excentrique, a été nominée aux Molières, c’est la cadette, Barbara Lamballais qui touche, bouleversante, avec un personnage de fille déjà mère, intériorisé et pourtant à fleur de peau, construit par petites touches. Une fille raisonnable, ce n’est pas facile à jouer… Elles ont trois jours et trois nuits pour poser toutes les questions sans y répondre.
Et puis, IL arrive, le père. On le rassure. Il faut bien : « Ne crains rien mon père, ne crains rien de la nuit. Nous avons changé les draps, les bassines ». Une révolution va être accomplie. « Debout devant elle comme le jour de notre naissance. » C’est dans un état de grâce, un soulagement qu’elles entendent finalement la mère souffler au père : « Ah enfin, te voilà !« .
Mama de Ahmed El Attar
(Égypte – Gymnase Lycée Aubanel, jusqu’au 23 juillet) – IN
Encore des femmes, celles-ci parlent arabe et occupent le centre d’un grand salon bourgeois du Caire. À la tête de trois générations, la Mama, propulsée dans l’ère digitale, trône sur un fauteuil Louis XVI customisé au goût du jour. C’est pour commencer une critique acerbe de la société égyptienne, dans ses relations maîtres-domestiques.
Ce salon luxueux est un personnage ! La vie y passe. On y sert des dattes au chocolat, de la soupe de lentille et du jus de goyave. Mama dit « Bye Bye » à son amie qui revient dans « five months » ; la cuisinière, « on la paye trop », mais on donnera un repas de Ramadan pour six-cents miséreux ; lEs domestiques sont en gris, les maîtres habillés de soie verte, la couleur du Prophète.
Dans ce quotidien répétitif et codifié, on surjoue les surprises car il n’y en a aucune… Sauf lorsque la petite fille, apprentie boxeuse, envisage de fuir avec le chauffeur pour ne pas devenir un jour, à son tour, la Mama. Surgit le Pater Familias dont l’ombre tutélaire planait sur la maison. Politique, rusé, mielleux, il résout le problème en envoyant le chauffeur au cachot.
La petite fille, cassée, sera voilée. Dans cette comédie de mœurs à l’égyptienne, la critique est à double détente : « La femme égyptienne et arabe est aussi responsable de son propre assujettissement, commente Ahmed El Attar. Elle élève et met en place des hommes qui deviendront ses futurs tyrans ». Mama qui minaude, Mama qui exerce un pouvoir despotique sur la famille, Mama qui dispute à sa belle-fille le contrôle de son fils, Mama n’est rien. Juste une illusion.
Pourquoi Carole Thibaut, directrice du CDN de Montluçon, a refusé un (faux) Molière
Olivier Py a mis le « genre » au cœur du festival mais a confié à peine dix (25 %) des quarante têtes d’affiche à des femmes. Carole Thibault, comédienne, auteure et directrice de CDN s’adresse à la profession dans une vidéo coup de gueule.
« J’en ai ma claque de voir une majorité de femmes muettes, privées de paroles, venir s’asseoir dans l’obscurité des salles pour recevoir là bien sagement la parole des hommes, la vision du monde portée par des hommes, dessinée par des hommes, en majorité blanc, en plus. »
« En France, 23 % seulement des subventions publiques d’État vont à des projets portés par des artistes femmes, parce qu’elles ne représentent que 11 % des spectacles programmés sur toutes les scènes et qu’elles ne reçoivent que 4 à 12 % des pavés, pardon des récompenses. »
Photographie de Une – Road Movie en HLM de et par Cécile Dumoutier