Aux origines de l’Économie Sociale entendue comme Tiers Système
Entre libre entreprise et interventionnisme d’État, il y a depuis la révolution industrielle le désir vivace d’une « tierce voie ». Hier, elle prenait le visage de Proudhon et des catholiques sociaux. Aujourd’hui, c’est dans l’Économie Sociale que ce désir s’incarne. Petite histoire pour comprendre le présent.
Actualité de l’économie sociale
Autant les origines de l’Économie Sociale sont multiples, autant les images qu’elle renvoie aujourd’hui sont diverses, et ce malgré toutes les définitions et les théories qui ont pu être énoncées ici ou là. Selon les pays où l’on se trouve, selon les milieux que l’on interroge, on la voit tantôt comme une économie du secours, tantôt comme une économie de l’entraide, tantôt comme un laboratoire où l’on met à l’épreuve des utopies sociales dans l’espoir d’en faire parfois jaillir une idée solide.
Cependant il est une réalité, devenue certes minoritaire, mais commune à tous les pays et à tous les milieux, qui fait de l’Économie Sociale la forme actuelle et universelle de la réponse aux attentes de toutes les personnes qui, plus ou moins explicitement, plus ou moins confusément, ne se satisfont des solutions aux questions sociales que proposent le libéralisme ou le collectivisme.
Ces deux termes de l’alternative sont eux-mêmes vagues et polysémiques. Mais il ne sert à rien de les préciser davantage, tant les situations ont pu évoluer au cours de l’Histoire, et tant les courants de pensée correspondants ont pu se transformer et se métisser. Les choses étaient plus simples au temps de la guerre froide, quand le monde était partagé en deux blocs antagonistes. Elles le sont moins aujourd’hui, toutes les nations pratiquant un compromis plus ou moins tranché entre le soutien à la libre entreprise et l’interventionnisme d’État. Malgré tout, le désir d’une « tierce voie » demeure vivace. Et aujourd’hui, c’est dans l’Économie Sociale que ce désir s’incarne.
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Pour mieux comprendre cela, il faut remonter aux débuts de la machine à vapeur et du chemin de fer. En peu d’années, l’Europe se couvre de voies ferrées : c’est le signe le plus tangible de la « révolution industrielle » qui va transformer la société et faire naître la « classe ouvrière » et la « question sociale ». L’essor du capitalisme, consubstantiel au progrès technique, s’accompagne d’excès en tous genres qui, en réaction, suscitent le développement de doctrines empreintes de collectivisme. On pense d’emblée à Marx ; cependant l’hégémonie des théories marxistes ne s’imposera que beaucoup plus tard. Dans la France de 1848, le projet d’un socialisme d’État s’incarne en revanche de façon parfaite dans le personnage de Louis Blanc, le promoteur présumé des Ateliers Nationaux.
La richesse des joutes intellectuelles de l’époque était telle, comparée à l’indigence d’aujourd’hui, qu’il ne faut en citer les protagonistes que comme des archétypes. Nous aurons donc d’un côté Bastiat le libéral, de l’autre Louis Blanc le jacobin. Ils se sont perpétués jusqu’à nos jours, à travers divers continuateurs, mais somme toute sans grandes altérations, conservant peu ou prou le même niveau d’influence sur les partis et sur les mentalités. Les laudateurs du capitalisme reconnaissent tous Bastiat comme leur grand prophète ; de leur côté, les adorateurs du Tout-État disposent d’un Panthéon pléthorique, et n’ont pour la plupart jamais entendu parler de Louis Blanc. Il n’empêche ; leurs réflexes, leurs penchants, leurs détestations, se retrouvent à merveille dans le symbole qu’est devenu, dès son départ pour l’exil, l’ex-président de l’éphémère Commission du Luxembourg.
Et depuis 170 ans, il y a des gens qui ne veulent ni de Bastiat ni de Louis Blanc. Ils attendent une Tierce voie, ou une Tierce voix, et sont réceptifs à tout ce qui pourrait y ressembler.
Mais ce n’est pas si facile, car le monde binaire est un modèle fort et stable. Dans une guerre, il n’y a toujours que deux camps. Même si l’on est en présence d’une multitude d’intérêts fortement antagonistes, des coalitions se forment, et lors de l’affrontement décisif il n’y a plus que deux adversaires. Autrement dit, pour qu’un troisième larron s’installe durablement dans un paysage façonné par une lutte entre deux dominants, il faut qu’il soit diantrement fort. La barre était trop haute pour des révolutionnaires romantiques comme Blanqui ou Barbès, ou pour les descendants de Saint-Simon et de Fourier. Un seul s’imposera dans ce rôle, c’est Proudhon, qui ne fut pas seulement un adversaire acharné tant de Bastiat que de Louis Blanc, mais aussi un visionnaire qui sut anticiper et décrire les dérives tant du capitalisme sans frein que de l’État-Moloch. Il inspira de nombreux penseurs couvrant un large éventail d’opinions, des anarchistes aux royalistes, mais son influence fut durablement contrecarrée par l’essor du marxisme. Proudhon s’était sans doute fait trop d’ennemis pour être pleinement reconnu comme l’un des principaux précurseurs de l’Économie Sociale, ce qu’il fut à n’en pas douter ; tout au plus voit-on en lui le père de l’idée fédéraliste.
En 1890, la Société chrétienne suisse d’économie sociale organise quatre fameuses conférences, les Quatre Écoles, où viennent se présenter les principaux grands courants d’idées sociales de l’époque, et déjà le proudhonisme en est absent. En dehors du libéralisme et du collectivisme, on y entendit l’École de Frédéric le Play, disparu huit ans auparavant mais dont la revue la Réforme Sociale faisait alors autorité, et un économiste qui n’avait pas craint de nommer ses théories l’École Nouvelle et qui s’appelait Charles Gide.
Si Charles Gide est devenu depuis, par l’entremise d’Henri Desroche, le père putatif de l’Économie Sociale moderne, il ne saurait être considéré comme porteur, à l’époque, du flambeau d’une Tierce Voie. Et il en sera ainsi jusqu’à sa mort en 1932 ; son système, qui n’a jamais été qu’universitaire, est tout au plus une variante de la social-démocratie. En revanche, les continuateurs de Le Play peuvent davantage prétendre à ce rôle, dans la mesure où, en tant que catholiques, ils ont activement participé aux travaux qui donneront naissance, l’année suivante, à l’encyclique Rerum Novarum. Mais ils ne peuvent en revendiquer qu’une part et c’est bien la doctrine sociale de l’Église qui devient alors la principale force supplantant le proudhonisme.
Mais elle avait le défaut rédhibitoire de ne s’adresser qu’au public catholique. L’année 1895 voit ainsi la naissance à Londres de l’Alliance coopérative internationale qui va frayer son propre chemin. Après la Grande Guerre, de forts courants se font jour en Europe pour mettre en place, non pas une Tierce Voie, mais une voie hybride qui ambitionne de combiner la liberté chère à Bastiat et la sécurité chère à Louis Blanc, ce qui deviendra progressivement la norme des États à forme démocratique. En réaction, les dictatures se doteront de diverses formes de corporatisme, concept que l’on peut présenter comme une version laïcisée et plus ou moins dévoyée de la doctrine sociale de l’Église.
La fin de la Seconde Guerre mondiale précipite le corporatisme dans l’opprobre et il faudra attendre les années 1960 pour voir réapparaître en France deux corpus idéologiques postulant au titre de Tierce Voie : l’autogestion et la participation. Toutes deux auront suscité de grands espoirs chez leurs partisans, toutes deux auront quitté la scène assez vite et sans gloire. Parmi les causes de leur échec, je mets en bonne place le fait qu’elles se soient mutuellement excommuniées, y laissant une grande part de leur énergie. Pourtant elles auraient pu faire alliance, notamment autour du noyau dur qu’étaient les coopératives ouvrières de production. Elles étaient par ailleurs l’une et l’autre fortement empreintes d’héritages proudhoniens et de principes que l’on retrouve à l’identique dans les encycliques sociales, tant Rerum Novarum que Quadragesimo Anno.
À la fin des années 1970, l’Économie Sociale renaît de ses cendres, entrant d’abord sur la scène par la petite porte. Sa composante associative pèse très lourd, alors que les SCOP ne sont qu’une poignée. Mais progressivement elle s’installe dans le paysage institutionnel. Mieux, elle s’internationalise, et connaît sous d’autres cieux des succès bien plus significatifs qu’en France. Elle n’a certes pas le monopole des possibilités de transformation sociale ; mais c’est en son sein que se retrouvent ce qui fit jadis naître les aspirations proudhonniennes, cette quête de l’autonomie, de la solidarité et de l’émancipation tempérées et équilibrées par les réalités économiques. C’est en son sein que se retrouve la recherche du bien commun, de la subsidiarité et de l’épanouissement intégral de la personne, tous principes chers à la doctrine sociale de l’Église. C’est en son sein que se nouent chaque jour les fils de ces gouvernances collectives où chacun a son mot à dire, c’est en son sein que capital et travail savent dépasser leurs antagonismes, c’est là que l’autogestion et la participation se sont réincarnées.
Aujourd’hui, tout esprit libre qui ne se contente ni du libéralisme, ni du collectivisme, ni des fruits faisandés de leurs copulations adultérines, doit savoir qu’il trouvera dans l’Économie Sociale le lieu où son idéal peut devenir réalité.
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* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, afin d’ouvrir les lecteurs à une compréhension plus vaste des implications de l’ESS dans la vie quotidienne.