Autrices de théâtre : la grande injustice
Pourquoi les pièces d’autrices de théâtre, même récompensées, soutenues par des institutions, disparaissent-elles dans la nature ? Pourquoi restent-elles dans l’obscurité des coulisses sans jamais pouvoir atteindre la lumière du plateau ?
Entre 2015 et 2020, j’ai été membre du jury du Grand prix de littérature dramatique (ARTCENA) et également membre de la Commission théâtre du Centre national du livre. Ce sont deux parfaits observatoires de la littérature dramatique contemporaine.
Durant toutes ces années, j’ai pu mesurer, lecture après lecture, dossier après dossier, la grande qualité et diversité des textes de théâtre écrits par des autrices. Ce n’était pas une révélation. Cela fait des années et des années que je vante, en public, l’exceptionnelle génération d’autrices de théâtre que nous avons la chance d’avoir en France. J’ai écrit la chance parce que franchement notre théâtre ne mérite pas une telle richesse de talents.
Cet intérêt pour les textes d’autrices de théâtre ne date pas d’hier… Quand j’ai obtenu une résidence d’auteur au théâtre des Deux Rives à Charenton-le-Pont, j’avais demandé la possibilité d’organiser des lectures de pièces de théâtre. Ma première lecture fut Je reviens de loin de Claudine Galea, éditions Espaces 34. Un texte magnifique. C’était en janvier 2007.
J’ai donc lu beaucoup de très bonnes pièces qui valaient le coup d’être jouées. Et qui n’ont pas été jouées. Qui ne sont jamais parvenues jusqu’au public. Des textes d’autrices qui ont été remarqués. Des textes d’autrices qui ont obtenu des bourses d’encouragement, de création. Des textes qui ont été soutenus par des institutions. Et que le public n’a jamais vus. Ne verra peut-être jamais. Ou alors dans combien de temps ? Et pendant ce temps-là, combien d’autrices vont arrêter d’écrire ?
Remontons le temps. En 2006, je faisais partie du premier comité de lecture des Écrivains Associés du Théâtre (E.A.T), présidé par Elie Pressmann. Et déjà, à l’époque, le questionnement était le même. Pourquoi les pièces d’autrices de théâtre, même récompensées, disparaissent-elles dans la nature ? Pourquoi restent-elles dans l’obscurité des coulisses sans jamais pouvoir atteindre la lumière du plateau ?
Nous nous posions ce type de questions, il y a quinze ans… Il serait stupide d’affirmer que depuis, rien n’a changé. En 2006, des maisons d’éditions qui venaient d’apparaître sont devenues maintenant incontournables. Elles ont une vraie politique éditoriale en direction des autrices de théâtre. Depuis 2006, des comités de lecture ont vu le jour à travers tout le pays, le Grand prix de littérature dramatique a pris de l’épaisseur, les modalités d’accessibilité aux bourses de la Commission théâtre du CNL ont été modifiées, beaucoup plus d’auteurs et d’autrices proposent des dossiers à cette institution, des personnalités ont émergé, des voix se sont élevées, des articles, des reportages, des débats, des colloques, des pétitions ont été signées, des autrices ont été nommées à la tête de CDN et autres structures nationales… Et justement, on ne disait pas autrice en 2006. Et on ne parlait pas de matrimoine.
Et pourtant, quinze ans après, malgré tous ces changements qui vont dans le bon sens, une question, toujours la même, revient frapper inlassablement à la porte… Pourquoi est-ce que les pièces de théâtre écrites par des autrices contemporaines vivantes sont-elles moins jouées que celles écrites par des auteurs contemporains vivants ?
Il me semble avoir démontré, en début de chronique, que ce n’est en aucun cas lié à la qualité des textes.
Mais en fait, je joue au candide, car depuis déjà quelques années, nous avons les chiffres et les réponses. Grâce à des études et des rapports très documentés émanant du ministère de la Culture et d’associations professionnelles, nous avons les chiffres et les réponses.
Alors pourquoi cet immobilisme ? Pourquoi tout change et rien ne change ?
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Pour commencer la deuxième partie de ma chronique, appuyons notre raisonnement sur les travaux remarquables de la Charte Égalité/Autrices de théâtre (juillet 2020) conçue par les autrices Dominique Chryssoulis et Agnès Marietta. À l’initiative des États généraux des écrivaines et écrivains de théâtre (EGEET) et des Écrivains Associés du Théâtre (E.A.T).
Premier chiffre qui met de suite tout le monde dans l’ambiance.
Sur « 57 % de textes de femmes sélectionnés en 2018 pour diverses aides à l’écriture et à la création, seulement 28 % sont programmés la saison suivante dans des théâtres labellisés par le ministère de la Culture. Soit une évaporation de près de 50 % ».
Comme le rappelle le sociologue Serge Proust aux Assises de la transmission à l’ENSATT, en novembre 2019, « le théâtre public se vit comme un milieu progressiste sensible aux questions de genre et de discriminations, ce qui le rend aveugle à ses pratiques réelles ».
Propos qui trouve une juste résonance en ce qui concerne le manque de représentativité des textes d’autrices sur les plateaux du théâtre public. Mais qui résonne aussi cruellement après les occupations de théâtre du printemps dernier. Où un certain nombre de directeurs se sont tristement décrédibilisés en faisant preuve d’un manque de compréhension, doux euphémisme, envers leurs pairs.
Puisque nous évoquons le théâtre public, jetons un œil sur la saison 2019/2020.
Pour la saison 2019/2020, « la part des autrices du texte du spectacle était de 31 % pour les théâtres nationaux, 28 % pour les centres dramatiques nationaux et centres dramatiques régionaux, 26 % pour les scènes nationales ».
Sur le bulletin de l’élève théâtre public, on peut écrire sans être taxé d’une extrême sévérité : Peut mieux faire…
« Les chiffres globaux fournis par l’édition 2020 de l’Observatoire de l’égalité entre femmes et hommes dans la culture et la communication du ministère de la Culture, le Centre national du livre, ont été complétés par une enquête lancée par la Mission Diversité-Égalité auprès d’un panel représentatif de comités de lecture et résidences d’écriture. En s’appuyant sur ces deux sources, on constate que les soutiens à l’écriture sont paritairement répartis entre les hommes et les femmes avec une légère faveur pour les autrices qui obtiennent 57 % de ces aides pour 52 % de leur montant en 2018. »
Durant les trois années où j’ai été membre de la Commission théâtre au Centre national du livre, j’ai constaté une augmentation sensible du nombre de demandes de bourses par des autrices et une juste répartition des aides entre les hommes et les femmes.
Mais… Mais… « Les chiffres relatifs aux textes des autrices chutent presque de moitié à l’étape de la programmation », constate Stéphanie Chaillou, inspectrice Théâtre à la Direction générale de la création artistique (DGCA)
Nous voici donc au cœur du Triangle des Bermudes. Là où les textes des autrices de théâtre disparaissent sans crier gare…
Stéphanie Chaillou poursuit son analyse dans son rapport La place des écritures contemporaines et des auteurs dramatiques vivants francophones– 2020. « Ce sont les textes publiés qui ont le plus de chances d’accéder aux plateaux. » Bon ça, ce n’est pas une nouveauté. L’auteur débutant et l’autrice émergente qui n’ont aucune appétence pour la mise en scène savent très bien que si leurs textes ne sont pas édités (à compte d’édition), ils n’ont quasiment aucune chance de voir le jour sur un plateau de théâtre. Mais, insiste Stéphanie Chaillou, les textes d’hommes sont très majoritairement publiés par les maisons d’édition.
Stéphanie Chaillou souligne également que « les textes sélectionnés par les comités de lecture des théâtres ne sont que très rarement mis en scène, produits ou coproduits par ces mêmes théâtres. L’univers des comités de lecture et celui de la programmation semblent fonctionner en parallèle. » Tu m’étonnes… Beaucoup de comités de lecture sont, en fait, des comités fantômes. Ils sont là parce qu’on ne peut pas faire autrement. Ils sont dans le cahier des charges. La direction de ces théâtres privilégie les spectacles clés en main. Qui sont produits, archi produits. Encore une fois, la création ne pèse pas bien lourd face à la beauté glaciale d’un budget à la rigueur immaculée.
Dans ces théâtres, « 61 % des textes programmés sont ceux d’auteurs qui mettent en scène leurs propres textes. » CQFD.
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Pour clore ma chronique, je vais commencer par le début. L’école.
La Charte de l’égalité/autrices de théâtre indique que « pour favoriser la culture de l’égalité, il est indispensable d’enseigner des textes d’autrices tout au long du parcours scolaire jusque dans les écoles supérieures de théâtre, de façon à mettre en lumière la contribution et l’influence des femmes de lettres d’hier et d’aujourd’hui ».
Apprenti comédien, au milieu des années 1980, je ne me souviens pas, en trois ans, avoir travaillé une seule scène d’une seule pièce écrite par une autrice. Au début des années 2000, aux E.A.T, sous la présidence de Jean-Paul Alègre, nous avions lancé une enquête pour savoir si dans les cours de théâtre privés, les apprentis comédiens et comédiennes avaient accès à des textes de théâtre contemporains. Auteurs et autrices confondus. Le résultat était désespérant.
De nos jours, dans les cours de théâtre, les temps ont bien changé mais nous sommes loin encore de la parité. Et dans un sens plus large, dans notre système scolaire, « en étudiant les corpus de textes proposés par le site EDUSCOL, site de ressources à destination des équipes enseignantes de tous niveaux, on trouve une faible proportion de théâtre et dans les textes de théâtre proposés, pas de parité ».
Pour écrire cette chronique, j’ai lu plusieurs rapports et études de grande qualité. Et c’est là que naît l’incompréhension. Nous avons les rapports, les études émanant du ministère de la Culture et d’associations professionnelles. Nous avons les analyses, les pistes à explorer, y a qu’à suivre le chemin, les réflexions, les propositions. Nous avons les chiffres. Et surtout, nous avons les personnes compétentes pour expliquer, mener à bien ce changement nécessaire, pour créer un juste équilibre entre les auteurs et les autrices de théâtre. Alors…
Alors pourquoi ça ne bouge pas ?
Références :
– Dominique Chryssoulis et Agnès Marietta, La Charte de l’égalité/Autrices de théâtre, EGEET & EAT
– Stéphanie Chaillou, La place des écritures contemporaines et des auteurs dramatiques vivants francophones, 2020, DGCA – Ministère de la Culture
– Bruno Racine, L’auteur et l’acte de création, 2020
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Auteur de théâtre, scénariste de fictions radio, président des Écrivains associés du théâtre (E.A.T) de 2014 à 2019, Philippe Touzet tient une chronique bimensuelle dans Profession Spectacle depuis janvier 2021, intitulée : « Arrêt Buffet ».