“Au pied de la cascade” de Béatrice Marchal : lumière du tombeau
La mort de l’être cher, l’amie, la mère, libère une lumière ; la douleur enfante une douceur. Fécondité que découvre la poésie, qu’affirme Béatrice Marchal dans Au pied de la cascade. On peut traverser le rideau de celle-ci : mieux vaut être au pied de la cascade qu’au pied du mur.
On doit à Béatrice Marchal d’avoir œuvré pour la diffusion et la reconnaissance de la poésie de Cécile Sauvage, mère du compositeur Olivier Messiaen, ainsi que pour celle de Richard Rognet dont elle a préfacé l’édition des poèmes publiée par la collection « Poésie / Gallimard » et auquel elle a consacré un essai critique publié par les éditions L’herbe qui tremble (Richard Rognet ou « l’ailleurs qui veut vivre », 2018).
Au pied de la cascade est le troisième recueil de Béatrice Marchal publié par ces éditions (mais de nombreux autres ont paru antérieurement chez d’autres éditeurs). Il appartient au genre littéraire du tombeau, destiné à célébrer les morts, ici l’amie et la mère. Confrontée à ce que le poète Jean Follain appelle, dans Tout instant, « la mort sans phrases », Béatrice Marchal interroge l’événement qu’est la mort d’un proche, ses prémices et ses séquelles, ses répliques pourrait-on dire. Pour percevoir finalement, par un regard qu’a rendu lucide la fréquentation de l’ombre, la présence intime de celle qui n’est plus, seulement, défunte mais vit en soi d’une vie nouvelle.
Tel est le fruit du tombeau (nous parlons toujours du genre poétique) : faire entrer le poète et son lecteur dans un tiers pays, une contrée neuve, où la frontière, la barrière entre les vivants et les morts sont abolies et franchies, où l’ombre de la mort fait entrer dans une lumière jusqu’alors insue.
La mort la mère
De façon apparemment paradoxale, la mort de la mère, en même temps qu’elle est pour l’enfant la confrontation la plus nette et crue avec l’irréductibilité de sa propre mort, puisque meurt celle qui lui a donné la vie (et c’est un vertige), semble ouvrir une voie et libérer une parole. S’adressant à la mort, mais aussi à la mère, toutes deux reliées par une secrète allitération, Béatrice Marchal écrit :
« tu délieras en moi les mots
qui s’étaient agrégés au long
de générations dures
et laborieuses en blocs de pudeur,
en cailloux de silence obstruant la rencontre
et l’échange sur un chemin soigneusement
bordé par peur d’en sortir et de s’égarer
hors du groupe, mots compacts comme mottes
de terre à fendre pour que l’air
y restaure la vie. »
La mort n’est donc pas sans phrases, elle n’a pas et elle n’est pas le dernier mot puisque de même que le corps du défunt a libéré son âme, son absence libère chez ceux qui lui sont proches une présence neuve – et son silence « définitif » une parole et un chant que sa vie, que la nôtre, taisaient. Autrement dit, la mort, mais aussi, déjà, la maladie, abolissent les frontières dans lesquelles la vie s’enferme : c’est ainsi auprès du corps paralysé et de la « vie condamnée » de sa mère que la fille sent son cœur « s’ouvrir sur l’infini ».
La mort crée une béance par où peut advenir une vie nouvelle qu’elle semble enfanter. Elle est un commencement et non une fin et elle porte en elle une fécondité. Finalement, l’ombre de la mort projette une lumière virginale sur la vie :
« je l’attends
/ …
prête à la voir surgir
en tout lieu, à tout moment
sans jamais la saisir
ô toute fragile,
sans savoir qui elle est
ce qu’elle peut changer
ce qu’elle peut construire, par quels mots,
attentive, confiante, je l’attends. »
Vies cachées
Au chevet de l’amie dont les yeux clairs se sont « fermés à jamais », celle dont ils demeurent ouverts mais « sans remèdes ouverts dans le noir », celle qui est « celle qui reste » fait l’expérience d’une présence au monde lestée de l’absence de l’autre, recevant par cela, au sens le plus physique des termes, une gravité et une humilité qui là aussi libèrent une vie et une parole différentes.
Pour celle qui reste, dont l’être devient obituaire, la lumière du monde est désormais lestée de l’obscurité du tombeau de l’autre. Obituaire étrange pourtant qui n’abrite pas des choses mortes mais des vies cachées en soi, que l’on pourrait dire « vies silencieuses », usant du terme par lequel les Anglais et les Allemands désignent ce que nous appelons « natures mortes ». Soit une célébration de la puissance et de la beauté de la création.
Au fond, le corps et l’âme de celle qui reste ne sont pas le tombeau de la défunte mais sa nouvelle demeure, où celle-ci vit autrement. Telle est la lumière qui apparaît au bout, à la fin du tombeau qu’est Au pied de la cascade :
« Ceux qui sont partis
après beaucoup d’amour, on les retrouve
en soi
branches et feuilles d’un buisson
qui brûle sans se consumer. »
Il n’est donc pas, finalement, obituaire l’être de celle qui reste. Il est plutôt le ciboire d’une inaltérable et précieuse présence.
Mystère de la douleur, essor de la douceur
Il y a un mystère de la douleur, une stupéfaction devant ce qui peut s’emparer d’un être pour le réduire à n’être plus que souffrance, souffrance ressentie et souffrance exposée à ceux qui l’entourent. Mystère de la douleur des proches comme d’un pays dans lequel on ne peut pénétrer, mystère de l’impuissance et d’une passivité qui devient passion, mystère au fond de la mort qui, malgré toute la fécondité que l’on peut lui prêter, demeure un effroyable déchirement, une intense souffrance devant laquelle toute parole meurt de vanité.
Mystère de la douleur qui, de l’enfantement à la mort, inaugure et clôt la vie.
« De certaines douleurs on ne peut qu’approcher,
sans prétendre les rejoindre…
…
Il ne reste qu’à veiller en silence. »
Mais le mystère de la douleur est aussi celui de sa réversibilité, de sa mutabilité, de sa transformation et sublimation en douceur.
Notre langue, par la presque homophonie et la paronymie des termes, semble à elle seule affirmer que, comme l’écrit Béatrice Marchal au début de son livre, la douceur est sœur de la douleur, qu’elle en est la « sœur qui écoute silencieuse / et soigne ». Peuvent ainsi être trouvées dans la douleur les prémices de la douceur. Du moins la première recèle-t-elle secrètement la seconde comme une faculté, une potentialité.
La douceur dont il est ici parlé prend la forme du consentement, consentement à soi et au monde, jusque dans ce qu’ils ont de plus imparfait, de plus inachevé. Mais elle n’est pas simple réceptivité, simple accueil d’une offrande, elle est aussi la dispensation de soi, une offrande elle-même qui est, dans tous les sens du terme, sans retour, c’est-à-dire définitive et gratuite.
Qui est :
« … la patience d’un amour
qui se prodigue sans plus attendre de retour
et s’accomplit dans l’inachevé »
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Béatrice Marchal, Au pied de la cascade, Éditions L’herbe qui tremble, 2019, 75 pages, 13 €.
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