Au lendemain des attentats, gare à la récupération artistique !
La violence la plus incompréhensible interroge le sens de l’art : si l’homme est capable du pire, à quoi bon ? Cet « à quoi bon », que l’écrivain Georges Bernanos appelait « le démon de mon cœur », est effectivement la tentation ultime de rendre toutes choses vaines.
Theodor W. Adorno s’interrogeait en son temps sur la possibilité de la poésie après Auschwitz : « La critique de la culture se voit confrontée au dernier degré de la dialectique entre culture et barbarie : écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes. » (dans Prismes)
Complaisante simplification : culture vs barbarie
Il ne s’agissait pas là d’une condamnation de toute la culture recueillie, siècle après siècle, mais de mesurer l’impact d’un acte barbare sur les réalités du monde, à commencer par l’écriture poétique.
Il y a des réactions qui affleurent un peu partout sur l’internet pour célébrer l’importance de l’art face à la barbarie, au lendemain des terribles attentats : un festival en Europe de l’Est parle de se rassembler dans la grande maison du cinéma pour faire des films et partager nos expériences humaines. Je lis un message d’un producteur français appelant les autorités politiques à renforcer les subventions pour que la culture – vocable mis à toutes les sauces, en dépit de son sens réel – soit le meilleur rempart contre l’horreur.
Quelle piteuse récupération artistique !
Car elle existe bien, cette célébration culturelle-cosmopolite-triomphaliste de façade, celle dénoncée par Adorno, qui ne repose que sur des bases artificielles et complètement idéologiques, c’est-à-dire sans fondements réels.
Elle part d’un présupposé discutable : ceux qui commettent ces actes sont sans culture. Nous renouvelons la terrible méprise de l’après-nazisme, qui nous avait conduits à une réduction fallacieuse, pour mieux nous rassurer : le nazisme était monstrueux parce que sans culture. Mais celui qui a inventé à Nuremberg les plus prodigieux « son et lumière » de l’époque, celui qui a été reconnu comme un homme à la grande culture littéraire (cf. Timothy W. Ryback), c’est un certain Adolf Hitler !
Les partisans de l’État islamiste nous traitent de « chiens »… ne sommes-nous pas en train de faire la même chose ? Parce qu’ils détruisent Palmyre, ils sont sans culture… Mais peut-être développent-ils une culture autre ? Que savons-nous de l’État islamique, puisque nos journalistes ne peuvent y pénétrer, puisqu’il contrôle toute sa communication ?
Il est faux de penser que l’on se bat à coups de spectacles en face de bombes !
Quel sens pour l’art après ces attentats ?
L’opposition de la culture contre la barbarie est trop facile, trop primaire, trop confortable. Elle nous satisfait parce qu’elle nous épargne de réfléchir aux questions sous-jacentes, qui demeurent en creux de ce que j’appelais, dans une chronique récente, appelle le « Dieu-Art ». On dénonce la religion pour mieux élever son petit dieu personnel : vive la musique ! vive l’amour ! vive l’art !
Oui, gare à la récupération artistique dégoulinante !
Elle est plus pernicieuse, plus discrète que la récupération politique, mais non moins réelle.
Ce n’est pas l’art qui doit être remis en cause par la violence humaine (car elle est bien humaine, hélas !), ni même la culture, mais son sens profond.
La véritable question reste donc la suivante : « Quel sens donner à l’art après ces attentats ? »
C’est à cette interrogation que nous consacrerons un certain nombre de tribunes libres, pour tenter d’y donner, non pas une réponse unique, mais différentes visions – parfois paradoxales – qui forment un kaléidoscope, porteur d’une espérance pour notre temps.
Pierre GELIN-MONASTIER