Au Double Fond, la magie est d’abord un art du partage
Découvrir la magie à huit ans n’a rien en soi d’une performance, mais que l’événement ait lieu devant l’un des plus grands chefs-d’œuvre du cinéma mondial, voilà qui est surprenant. En 1958, Dominique Duvivier regarde M le Maudit de Fritz Lang et court au magasin Mayette Magie Moderne s’acheter ses premiers tours de magie. Trente ans plus tard, en 1988, après des années de table en table dans des soirées d’entreprise, il ose le grand saut et ouvre le Double Fond.
À l’ouverture de ce café-théâtre de la magie, Dominique Duvivier est magicien professionnel depuis près de quinze ans. Ou plutôt, artiste professionnel, car il ne fait pour lui aucun doute que la magie est un art à part entière. « Un art est un puits sans fond, qui exige un renouvellement permanent, explique le fondateur du Double Fond. La magie, à ce titre, l’est tout autant que la peinture ou l’architecture, même si son importance n’est pas encore reconnue comme telle. »
Transmission de maître à disciple
Il y a quelque chose de la transmission d’un art martial, de maître à disciple, dans la transmission des tours. Nous en faisons la remarque à Dominique Duvivier, ainsi qu’à sa fille Alexandra, qui marche aujourd’hui sur ses traces. Il nous confie alors qu’il a été formé aux arts martiaux, ouvrant même à l’époque un dōjō, ajoute sa fille.
L’un des tours que Dominique Duvivier a créés, en 1973, a depuis fait le tour du monde, repris par des dizaines de disciples et d’admirateurs : « L’Imprimerie ». « La magie exige une transmission, continue Dominique Duvivier. La preuve est que même si Alexandra se trouve être ma fille, elle a fait un chemin énorme pour revenir à moi et à la magie. Je pense que nous nous retrouvons sur le même chemin, l’un reprenant le flambeau de l’autre – comme cela se fait dans tous les arts – dans l’expression magique et scénique. » Alexandra confirme d’un signe de tête : à aucun moment son père ne lui a mâché le travail.
Des spectacles de proximité
Pourquoi dès lors ce besoin d’ouvrir un lieu spécifique et, aujourd’hui encore, unique dans le monde entier ? « Le close up [la magie rapprochée] n’était alors pas considéré comme un type de magie susceptible d’être déployé dans le cadre de spectacles, se souvient Alexandra Duvivier. Papa devait se contenter de prestations rapides, ce qui le frustrait. »
Il décide de racheter une ancienne boîte de nuit antillaise sur la place Sainte-Catherine qui, à l’époque, était peu connue : l’Opéra Bastille n’existait pas encore, le quartier du Marais n’était pas aussi touristique qu’aujourd’hui. Il est surtout conquis par la salle voûtée du sous-sol, « très petite, intimiste, de proximité, qui permet un contact direct avec les spectateurs », confie Alexandra Duvivier.
Un pari audacieux
Cet achat signe à la fois la naissance du Double Fond et les débuts d’Alexandra Duvivier comme magicienne, à quinze ans. Le concept du bar est simple : chaque verre est accompagné d’un tour de magie, comme un amuse-bouche aux spectacles qui se déroulent dans la salle. Les premières années sont difficiles, la magie n’est pas à la mode : la presse n’y vient guère, l’internet n’existe pas encore. « C’était un pari de dingue, s’étonne encore Alexandra Duvivier. On a beaucoup ramé et renfloué les caisses pour ne pas couler. »
À ses côtés, Dominique Duvivier tempère : « J’étais sûr que ça marcherait… Car c’est une façon d’exprimer la vie. Faire rêver est aussi important que soigner une maladie cancéreuse. Certains spectateurs nous ont même dit que notre spectacle devrait être remboursé par la sécurité sociale ! » Si l’apprentissage technique du tour est évidemment important, le magicien insiste davantage encore sur la présentation que chaque magicien en donne.
Une équipe soudée aux multiples univers
La force de leur spectacle repose sur deux piliers : une équipe soudée et un univers résolument contemporain. Depuis ses débuts, Dominique Duvivier forme des magiciens : Philippe de Perthuis et Jean-Pierre Crispon, qui constituent la troupe permanente du Double-Fond, sont parmi ses premiers élèves, il y a quarante ans. En tout, une demi-douzaine de magiciens participe aujourd’hui à l’aventure.
L’autre aspect, qui surprend généralement le spectateur qui découvre le lieu pour la première fois, est l’univers dans lequel les magiciens nous entraînent. « Un spectacle de magie exige une mise en scène, une chorégraphie, un scénario, toute une histoire avec des personnages », expose Alexandra. L’univers est fondamental pour un spectacle, plus que le tour comme tel : la poésie, l’humour, l’anecdote, la musique… le magicien fait son miel de tout ce qui l’entoure. Et la magicienne de rire : « Nous sommes un Facebook vivant et magique : nous cultivons l’authenticité. Dans nos duos avec Papa, ce qui est vrai, c’est notre relation père-fille. Nous ne la nions pas, mais en jouons beaucoup pour installer notre univers. »
Le partage comme moteur
Aujourd’hui, la stabilité du Double Fond est assurée, par les prestations en entreprises qui constituent 70 % du chiffre d’affaires, mais également parce que tous les spectacles affichent complet. « Le partage est le sens profond de la magie, s’enthousiasme Alexandra Duvivier. Malheureusement, beaucoup se mettent à la magie pour eux-mêmes, ce qui est le contraire même de cet art ! Nous sommes là pour les entraîner dans un rêve. »
Dominique Duvivier poursuit dans le même sens : « Le moteur, c’est l’amour des personnes, une forme d’osmose, un abandon aussi, qui fait que l’on s’oublie, qu’on croit ou qu’on recroit à nos rêves d’enfant. L’enfance est très importante en nous : la magie permet de la redécouvrir. »
Création renouvelée
C’est pourquoi l’envie de créer ne cesse d’habiter Double Fond, qui présente au minimum chaque année deux nouveaux spectacles. Dominique Duvivier inventerait même, selon sa fille, quatre à cinq nouveautés au minimum par semaine au minimum. « Certains tours s’apprennent en deux minutes, d’autres exigent une finalisation sur plusieurs décennies. Apprendre la magie, c’est comme jouer d’un instrument. On l’ignore bien souvent, parce qu’on n’a pas d’échelle de valeurs, mais la magie exige du temps, beaucoup de temps et de pratique. »
C’est pourquoi le Double Fond forme des apprentis : ateliers pour enfants, conférences pour magiciens, scène ouverte chaque mois, au cours de laquelle il est possible de présenter l’un ou l’autre tour… Dominique Duvivier a par ailleurs racheté la plus vieille boutique de magie du monde, fondée en 1808, celle dans laquelle il a fait ses premiers pas comme magicien : Mayette Magie Moderne.
Pierre GELIN-MONASTIER
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