« Approche de l’aube » de Thierry-Pierre Clément : vers une lumière qui ne s’éteint pas
Thierry-Pierre Clément, qui vit à Bruxelles, a publié un roman et plusieurs recueils de poèmes : certains de ses poèmes figurent dans l’anthologie d’Yves Namur, La poésie française de Belgique, une lecture parmi d’autres (Recours au poème, 2015). Son nouveau recueil, Approche de l’aube, est publié par les éditions Ad Solem avec une belle préface de Jean-Pierre Lemaire qui en mentionne immédiatement le double mouvement, le double élan, celui de l’aube s’approchant du poète et celui du poète s’approchant de l’aube.
À juste titre car, d’une certaine manière, toute poésie, toute décision d’écrire un poème et de dire le monde par le poème, toute décision de confier à la langue poétique (par un acte de confiance folle) le soin d’en désigner la douleur et la beauté secrètes, inaugurent un jour nouveau, font se lever une clarté d’aube. D’une certaine manière, la poésie, par le langage et les moyens qui lui sont propres, éclaire le monde d’une aube nouvelle.
Mais revenons à Thierry-Pierre Clément : dans une forme et un style qui rappellent ceux de Jean-Pierre Lemaire (avec cependant parfois des poèmes plus brefs comme celui-ci qui a la fulgurance du haïku : « chant de la grive / même le merle / écoute »), le livre retrace comme un processus d’éveil du corps, du cœur et de l’âme, comme une marche dans la nuit s’achevant dans la pleine lumière d’une matinée d’été, matinée que l’on voudrait être sans soir, pleine lumière qui ne s’éteindrait plus.
L’appel intérieur, l’appel impérieux
À l’origine du poème, à l’origine de la décision de tout l’être de « vivre en poésie » (pour reprendre le titre du livre d’Eugène Guillevic consacré à l’histoire de sa démarche poétique), il y a, semble-t-il, un appel intérieur, une interpellation secrète adressée au for le plus intime, un appel intérieur et impérieux. Plusieurs poèmes de T.-P. Clément sont consacrés à la manifestation de cet appel. Ainsi celui intitulé “L’appel” :
« pourquoi avoir quitté ce chemin
où tu marchais d’un pas tranquille ?
pourquoi soudain
cette impulsion pour prendre de côté
l’allée vers l’inconnu
inondée de soleil ?
un appel
seulement un appel
et ton obéissance
aux courants de lumière »
Cet appel intérieur, on le voit, fait se tourner vers la lumière celui qui l’entend et qui consent à s’« étranger » de l’évidence des buts et des réponses trop facilement donnés aux interrogations et aux inquiétudes, pour qui la réalité, d’évidence et de matériau qu’elle était, devient source d’étonnement et d’émotion. Or, cet appel intérieur est, selon le poète, universel, tant dans sa finalité (que nous venons de dire) que dans son origine car il émane d’une voix qui « ne nous a jamais appartenu / … n’appartient à personne ». Cette voix, nous dit T.-P. Clément :
« habite au fond de notre cœur
mais elle est plus vaste que notre cœur
elle vient de beaucoup plus loin que nous
mais elle nous est plus proche que nous-mêmes »
Cette voix donc s’adresse à chacun en lui parlant une langue qui est à la fois universelle (et qui peut donc être comprise et partagée par tous) et profondément personnelle et intime. Lui répondre permet d’entrer en résonance avec le monde tout en recevant sa vocation la plus personnelle.
Le monde flottant
Les Japonais (surtout ceux d’entre eux qui sont bouddhistes) désignent par l’expression « monde flottant » l’impermanence de toute chose, sa vocation à la disparition. La conscience de cette impermanence devrait mener à la sérénité et au détachement mais, en réalité, elle suscite souvent l’angoisse. Et l’angoisse, précisément, n’est pas absente du recueil qui pose la question concrète du devenir, de la destination, de ce qui est passé :
« ce qui s’est perdu
et qui s’en est allé
qui a disparu
qui ne reviendra pas
à quoi l’on n’arrête pas
de dire adieu »
et :
« des souffles ont traversé ta vie
… où sont-ils allés de perdre
ou germer peut-être
dans un cœur assoiffé »
L’angoisse ne l’emporte pas tout à fait puisque le poète imagine qu’il puisse y avoir une transmigration et une fécondité des « souffles », de ce que nous comprenons comme tous les sentiments, désirs, émotions, échanges et relations qui parcourent la vie d’une personne. Elle ne l’emporte pas non plus car, dans ce monde flottant, il est des îles de stabilité et de secours, comme ce chêne que célèbre le poète en disant (“Le gardien – Célébration du chêne”) :
« on te montre de loin sur l’horizon
comme une île apparue dans la mer
nous fuyons les tempêtes et toi
tu demeures et tu nous sauves »
Grandir en diminuant
Par sa démarche d’humilité, son mouvement d’abaissement vers plus fragile et plus petit que soi (ici une feuille, là une rose), la poésie de Thierry-Pierre Clément montre que l’on peut grandir en diminuant, c’est-à-dire accéder à une existence plus entière et plus vaste en se dépouillant de soi-même (d’un soi qui n’aboutit qu’au même) et en tournant son regard vers les manifestations les plus infimes de la vie. Il s’agit ici (“L’acceptation”) de se convertir à la « sagesse » des feuilles d’arbres (furent-elles dites « mortes ») :
la feuille
dans le vent
oiseau tremblant
oiseau têtu
qui ne sait rien
et qui dit oui
Le poète Jean Follain disait aussi à sa manière l’émotion ressentie au contact de cette fragile mais indéniable vie : « Quel battement léger sous un ciel azuré impose sa présence ? Pas une branche ne frémit avec la même oscillation depuis le début du monde » (Tout instant). Et là, c’est un échange vital qui se produit entre le poète et la rose (“La méditation”) :
« laisse-la entrer en toi
laisse-la devenir toi
et toi
deviens la rose »
Soit, dans une configuration en quelque sorte inverse (l’homme minuscule noyé dans un paysage immense), le mouvement que décrit François Cheng lorsqu’il évoque le tableau d’un peintre chinois : « On s’aperçoit que, véritablement, il est l’œil et le cœur même d’un grand corps. Il est pour ainsi dire le pivot autour duquel se déploie un espace organique, de sorte que celui-ci peu à peu devient son paysage intérieur » (De l’âme).
Une poétique de la gratitude
Dans une série consacrée aux fleurs et aux plantes (fleurs multicolores d’une prairie, glycine, vigne vierge, rose), T.-P. Clément développe une poétique de l’étonnement et de la gratitude. Ainsi à propos de la glycine peinte en « cascade / de neige parfumée » (“Le don”) :
« … ton cœur déborde aussi
stupéfait de recevoir ce matin
tant de merveille imméritée »
Cette poétique de la gratitude est féconde car elle permet d’apercevoir comme une lumière d’éternité dans l’embrasure du temps. De manière qui peut sembler paradoxale, c’est la vision d’un coucher de soleil qui, dans un poème intitulé “L’éternité”, éveille le désir de « l’aube sans fin » évoquée par le dernier poème du recueil :
« derrière les arbres
un incendie demeure
et de l’or flambe
au fond de la vallée
la pluie ne l’éteint pas
des oiseaux blancs dans le ciel
passent sans bruit »
Peut-être ces oiseaux blancs sont-ils les messagers silencieux d’une promesse.
Thierry-Pierre Clément, Approche de l’aube, Ad Solem, 2018, 117 p., 19 €
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Note d’intention – Poésie : le recueil du mois
Il n’est pas facile de parler, de l’extérieur, d’un œil critique, d’un recueil de poèmes. Cela n’est pas facile car pour parler d’un poète et de ses poèmes, il faut avoir accepté d’entrer dans le monde qui est le sien, accepté de pénétrer dans la parole et la quête qui sont les siennes. Accepté de marcher à ses côtés. Et il faut pour cela s’arracher à ce qui, dans sa brutalité, dans sa saturation de bruits, d’images et d’écrans, dans son culte de la performance, de la réussite et de la vitesse – et dans son effroyable pauvreté affective, se présente à nous comme le seul monde qui existe.
Or, ce monde n’est pas la réalité et nous croyons, bien que cela puisse sembler paradoxal, que la réalité se saisit vraiment, pleinement, avec son poids de douleur et sa part de joie, dans l’art et notamment dans la poésie. Dans ses Réflexions sur la poésie, Paul Claudel écrivait ainsi : « L’objet de la poésie, ce n’est donc pas, comme on le dit souvent, les rêves, les illusions ou les idées. C’est cette sainte réalité, donnée une fois pour toutes, au centre de laquelle nous sommes placés. C’est l’univers des choses invisibles. C’est tout cela qui nous regarde et que nous regardons ». Simone Weil écrivait quant à elle dans La condition ouvrière : « Il n’y a pas le choix des remèdes. Il n’y en a qu’un seul. Une seule chose rend supportable la monotonie, c’est une lumière d’éternité ; c’est la beauté ». Des poètes existent qui consacrent leur art à cette lumière d’éternité.
Critiquer (au sens bien entendu de la critique littéraire) un livre de poèmes, c’est donc se dépouiller de sa propre parole pour partir à la rencontre de celle, assoiffée d’éternité, du poète, c’est secouer les mots que l’on a comme poussière dans la tête et sous les pieds pour aller au devant de ceux, nouveaux et secourables, de l’auteur. C’est dans cet esprit que nous essaierons, chaque mois, de mettre en lumière un poète et sa poésie.
F. D.
Merci de tout cœur, cher Frédéric Dieu, pour ce très bel article que vous avez consacré à mon recueil « Approche de l’aube ». Vous avez parfaitement senti le cheminement intérieur qui a présidé à l’écriture de ces poèmes, vous avez pleinement « accepté de marcher à [mes] côtés » (comme vous l’écrivez dans la note d’intention qui suit votre article). Oui, « grandir en diminuant, c’est-à-dire accéder à une existence plus entière et plus vaste en se dépouillant de soi-même » est, me semble-t-il, l’un des buts de la démarche poétique. Vous citez Guillevic, Jean-Pierre Lemaire, Jean Follain, François Cheng… autant de poètes dont je me sens proche ; c’est me faire beaucoup d’honneur que de relever les résonances avec leur poésie. La critique littéraire, sous votre plume, devient l’art d’accompagner et de mettre en lumière. Merci !
Thierry-Pierre Clément