“Apeirogon” de Colum McCann : un véritable choc émotionnel, littéraire et intellectuel
Dans le luxuriant et époustouflant Apeirogon, paru chez Belfond, Colum McCann nous raconte l’histoire vraie de l’amitié entre un Palestinien et un Israélien qu’une même douleur unit, une histoire à partir de laquelle se diffractent mille et un fragments, touches de pinceau qui dessinent notre humanité dans sa richesse et sa complexité et qui affirment le rôle essentiel de l’écrivain. « Et on pense que les mythes sont incroyables. »
« Au-delà du bien et du mal, il existe un champ.
C’est là que je te retrouverai. »
Rûmi
L’épicentre
Le fil conducteur du roman kaléidoscopique de Colum McCann est l’histoire de deux hommes, Bassam Aramin et Rami Elhanan, l’histoire d’une amitié improbable qui plonge ses racines dans la douleur et le pardon. Nous sommes en Israël, pays de chaos, de rage, de corruption et d’humiliation, de répression de l’espoir.
Bassam est Palestinien, musulman, et vit à Jéricho avec sa femme Salwa et leurs six enfants. Il avait dix-sept ans quand il fut arrêté pour insurrection et enfermé à la prison d’Hébron sept ans durant. Il a mis ce temps à profit pour apprendre l’hébreu, l’anglais, l’histoire du monde arabe, le droit israélien, convaincu de la vérité de l’adage : « Connais ton ennemi, connais-toi toi-même. Garde-le près de toi. Apprends comment l’enterrer, lis la Torah. Connais son idolâtrie répugnante. Détruis sa prison. Emprisonne-le dans son emprisonnement. » De retour à la vie civile, il travaille au ministère des Sports et aux archives palestiniennes. Son âme de militant le pousse à fonder les Combattants de la paix où se mêlent Palestiniens et Israéliens qui ont décidé de résister.
Rami est Israélien, juif, domicilié à Jérusalem, époux de Nurit, une universitaire pacifiste, fille du général Matti Peled, un vrai combattant de la paix, professeur et membre de la Knesset ; il est le père de quatre enfants. Quand il revient de la guerre de Kippour, épuisé, il ne s’intéresse pas à la politique, ne se déclare d’aucun parti. Il crée sa société de publicité et de graphisme et dessine des affiches « pour la droite, pour la gauche et pour le centre. Il était un mercenaire. » Il est téméraire, drôle, spirituel, adore « être le poil à gratter ». Tout ce qu’il désire est suprêmement banal : « avoir une maison, une famille, être peinard. » Son rêve se brise les ailes quand Smadar, sa fille de quatorze ans, « une boule d’énergie, la clarté et le feu », est l’une des victimes d’un attentat suicide en 1997. Lui qui, jadis, se réjouissait de la mort de l’ennemi, sent alors qu’il n’a plus sa place dans cette guerre, que ce n’est plus son Israël.
« Rami avait souvent le sentiment de porter en lui neuf ou dix Israéliens qui se chamaillaient. Le tiraillé. Le honteux. L’amoureux. L’endeuillé. Celui qui s’émerveillait devant l’invention du dirigeable. Celui qui savait que le dirigeable l’observait. Celui qui l’observait en retour. Celui qui avait envie d’être observé. L’anarchiste. Le protestataire. Celui qui n’en pouvait plus de voir. De porter ces complexités, d’être tant de gens à la fois, cela lui donnait le tournis. Que dire à ses garçons quand ils partaient au service militaire ? Que dire à Nurit quand elle lui montrait les manuels scolaires ? Que dire à Bassam quand il se faisait arrêter aux checkpoints ? Que ressentir chaque fois qu’il ouvrait le journal ? Que penser quand les sirènes retentissaient le Jour du souvenir ? Que se demander quand il croisait un homme en keffieh ? Que ressentir quand ses fils devaient monter à bord d’un bus ? Que penser quand un chauffeur de taxi avait un accent ? De quoi encore s’inquiéter en allumant les informations ? Quelles nouvelles atrocités guettaient à l’horizon ? Quel genre de vengeance attendait au tournant ? Que dire à Smadar ? Qu’est-ce que ça fait d’être mort, Princesse ? Tu peux me dire ? Ça me plairait. »
Bassam connaît cette même douleur, ce même effarement, lorsque sa fille Abir tombe sous les balles en caoutchouc tirées par un garde-frontière. Elle se rendait à l’école après un crochet par l’épicerie pour acheter un bracelet de bonbons, « les bonbons les plus chers du monde » dira-t-il. Abir avait dix ans.
Le chagrin et une vision du monde commune rapprochent Rami et Bassam. Tous deux décident de travailler pour le Cercle des parents – une association qui rassemble des gens endeuillés par la mort d’un enfant – et de faire entendre leur histoire par-delà les frontières. Elle est la force de leur malheur, l’arme qui leur a été donnée pour agir, dessiller des regards et éviter les souffrances. Pour évacuer la peur, ce fonds de commerce des politiques, s’opposer à la violence et la haine, ils parlent – « Le plus grand jihad était la capacité de parler. » Le désespoir, à leurs yeux, n’est pas un plan d’action et si susciter de l’espoir est « une tâche digne de Sisyphe », elle en vaut la peine.
« On ne guérit jamais. Ne laissez personne dire que vous guérissez un jour complètement – ce sont les vivants qui doivent enterrer les morts. J’en paie le prix, parfois je désespère, mais que faire d’autre, au bout du compte, qu’espérer ? Qu’allons-nous faire d’autre ? Partir, nous suicider, nous entretuer ? C’est déjà arrivé, ça n’a pas été très concluant. Je sais que ça ne s’arrêtera pas tant que nous ne discuterons pas ensemble – c’est ce qui est écrit sur l’autocollant à l’avant de ma moto. Me retrouver avec d’autres gens m’a sauvé la vie. On ne peut pas imaginer le mal qu’on fait en ne nous écoutant pas les uns les autres, et à tous les niveaux, j’entends. C’est incommensurable. »
Le rayonnement
Ce que Colum McCann interroge, ainsi que Rami et Bassam, c’est notre capacité à vivre ensemble et à dialoguer, notre volonté à combattre cet instinct actif en l’homme pour la haine et la destruction. Cette volonté se nourrit des liens émotionnels entre les êtres et du sentiment de communauté.
Bassam et Rami ne se considèrent pas comme des victimes et avoir perdu un enfant a tué leur peur. La paix est une réalité pour laquelle ils se battent parce que « rien n’est impossible […] Je n’ai plus le temps de haïr. Nous devons apprendre à nous servir de notre douleur. Investir dans notre paix, pas dans notre sang. »
Tous les êtres, animaux, plantes sont intimement liés. Notre humanité est multiple, à l’image de l’apeirogon, cette figure géométrique possédant un nombre dénombrablement infini de côtés. Ce sont toutes ces facettes que l’auteur nous dépeint au départ du drame vécu par deux hommes, deux pères. Le roman se déploie, bifurque, nous évade en des temps et des lieux éclatés. Il nous parle des mœurs des oiseaux, leurs migrations très codées, leurs chants, nous apprend qu’« un cygne peut être aussi fatal au pilote qu’un tir de lance-roquettes », « qu’une frégate peut rester deux mois entiers en altitude sans se poser ni sur la mer ni sur la terre » ; de l’origine de la poudre explosive, du shrapnel, du Semtex, des M-16, etc. ; de la musique du silence ; de la découverte des manuscrits de la mer Morte. On croise Borges, conteur quasi aveugle qui voit avec le cœur et l’esprit ; Sir Richard Francis Burton, explorateur très érudit du XIXe siècle, à la recherche de la « gnosis », la source même du sens de l’existence ; Siméon, ascète du Ve siècle qui vécut trente-sept ans perché sur une colonne de quinze mètres ; Philippe Petit, fildefériste français, qui a franchi la vallée de Hinnom en 1987, en signe de paix ; John Cage, musicien qui a travaillé sur l’aléatoire, etc. Autant de rencontres qui semblent des rendez-vous de hasard, à l’image de ces petits accrocs dans l’étoffe du temps qui nous poussent vers l’inéluctable ; autant de fragments, émaillés de photos, mille et un éclats comme un « Mille et une Nuits » moderne, « ruse de la vie face à la mort », qui font écho à la richesse et à la confusion du monde et tendent vers la compréhension de celui-ci.
Apeirogon, dit Colum McCann, est « un roman hybride au centre duquel se trouve l’invention. Un récit qui, comme tous les récits, entrelace des éléments relevant de la spéculation, de la mémoire, des faits et de l’imagination. » Il coupe le souffle, provoque un véritable choc émotionnel, littéraire et intellectuel parce qu’il nous parle de nous, des liens entre l’Histoire et la vie privée, du pouvoir dévastateur de la haine – cette entité polymorphe que nous apprenons encore à dompter –, de culpabilité, de l’épineux sujet de la conscience, de désolation. Colum McCann fait preuve ici, comme toujours, d’une empathie viscérale ; il possède cette qualité, encore trop rare, de voir et ressentir à la place d’autrui. Il nous dit l’importance de l’humilité, de l’ouverture d’esprit et de cœur nécessaire à la compréhension de l’autre, du pardon aussi – il ne s’agit pas d’excuser mais d’apprendre à vivre ensemble. Il est un écrivain témoin, un passeur d’humanité, personnalisant la force de la littérature, béni d’une plume profonde, limpide et émouvante.
« Hier, j’étais intelligent et je voulais changer le monde.
Aujourd’hui, je suis sage et j’ai commencé à me changer moi-même. »
Rûmi
Colum McCann, Apeirogon, trad. Clément Baude, Belfond, 2020, 512 p., 23 €.
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