“Antioche” de Sarah Berthiaume : Antigone, servante intemporelle de la révolte des femmes
Astucieuse et pleine d’un humour aux accents québécois, Antioche est une pièce à destination des adolescents : Antigone, jeune révoltée errante, vient accompagner les femmes – mère et fille – de notre temps. Les trouvailles sont ingénieuses et les comédiennes excellentes, malgré un propos qui peine à dépasser le seul discours.
Antioche convoque à nouveau frais la figure d’Antigone, condamnée à errer sur les planches contemporaines. Elle agit en véritable missionnaire du théâtre antique pour notre temps, témoin de la vie d’Inès et de sa mère, condamnées à l’emmurement dans une société de consommation, sans horizon de sens.
Promouvoir et accompagner la révolte des femmes, telle est sa dite mission. Grâce à deux résidences, l’une pour l’écriture par Sarah Berthiaume et l’autre pour la compagnie du Théâtre Bluff, Antioche est créée en novembre 2017 au Théâtre Denise Pelletier, à Montréal. Actuellement en tournée en France, elle sera au Festival d’Avignon du 5 au 28 juillet prochain, au théâtre Gilgamesh Belleville.
Astucieuse, pleine d’un humour aux accents québécois, cette pièce pour adolescents regorge de belles trouvailles, mais qui ne décochent malheureusement pas de flèches, faute d’être menées jusqu’au bout.
Deux îlots infranchissables
La pièce s’ouvre avec l’apparition de l’héroïne antique, interprétée par Sarah Laurendeau : « Bonjour, je m’appelle Antigone ! »*. Entre gouaille québécoise et extrait des pièces de Sophocle et d’Anouilh, l’auteure Sarah Berthiaume nous introduit à sa malédiction. La trouvaille est belle : une Antigone condamnée à errer sur les planches contemporaines, puisque privée à son tour de sépulture et n’ayant pas pu rejoindre les enfers il y a 2 500 ans. Narratrice, elle introduit ensuite les deux autres personnages dont elle va suivre le destin : Jade, adolescente de 16 ans en pleine crise, et sa mère Inès, présentée comme une pauvre erre du monde occidental.
Mère et fille – Sharon Ibgui et Mounia Zahzam – vivent ensemble, mais comme étrangères et indifférentes l’une à l’autre, emmurées dans leur chambre respective, sans autre fenêtre qu’un écran. L’adolescente est en pleine interrogation sur le sens de sa vie, sous-tendue par une révolte vis-à-vis des choix de sa mère. Cette dernière a apparemment tout du stéréotype de l’individu-salarié-consommateur, sans autre mobile que celui de répondre aux injonctions mécaniques du libéralisme occidental. Leur seul point commun : faire des listes, l’une de ce qui la révolte, l’autre de ses courses.
La mise en scène de Martin Faucher fait apparaître avec brio la réalité de ces deux vies parallèles, grâce à deux îlots que traverse une moquette-frontière infranchissable pour deux êtres qui ne se comprennent pas.
Il faudra attendre la fin de la pièce, lorsque mère et fille, dans un temps fictif, se retrouvent au même âge, à Antioche, zone frontière entre l’Occident et la Syrie – origine d’Inès et destination de Jade. La moquette ôtée par Antigone marque le changement de lieu de manière efficace, avec une dimension symbolique forte : une terre à vif, qui pourrait tout aussi bien être un gouffre qu’un lieu d’enracinement, voire une terre vierge où tout est à nouveau possible.
Mission d’Antigone
Dans le quotidien familial, Antigone apparaît à la fois comme narratrice et personnage à part entière ; elle est alors l’interlocutrice de Jade, accompagnant et orientant sa crise.
Comme personnage, elle est la missionnaire ancestrale de la Révolte. Confrontée aux questionnements de Jade, elle lui indique la profondeur historique de sa révolte à elle. L’adolescente du XXIe siècle n’a rien inventé, les « emmurements » sont partout et ce, depuis toujours – et par-delà les concrets « emmurements », on pourrait davantage souligner la révolte, anthropologique.
Elle se fait en même temps le témoin auprès de Jade de ce qu’elle observe, de sa distance antique, sur les enfermements d’aujourd’hui exacerbés par un appauvrissement de la culture : « Manger des jujubes, c’est plus que du sucre, c’est un rituel ! »* Sans compter son exaspération de ne pouvoir jouer sa pièce : Antigone est reléguée à interpréter Grease, qui n’a selon elle aucun sens. Le décalage créé par Sarah Berthiaume dans ces instants est d’une ironie exquise, dont on ne peut que saluer l’acuité. Ses échanges avec Jade n’auront cependant plus cours une fois son voyage pour Antioche entamé.
En tant que narratrice, elle se substitue à l’absence de mots entre mère et fille, décrivant la vie sur « ces îlots ». Par la multiplication de ses interventions, sous forme de discours, elle symbolise le coryphée des tragédies grecques. Mais dans le cas présent, la parole vient se coller à la scène, voire s’y substituer, notamment concernant la vie de la mère, mais également lorsque Jade arrive à Antioche. Une longue tirade aux accents poétiques décrit la ville au carrefour de la route de la soie, puis suit celle de l’arrivée de l’adolescente en attente de son correspondant internet.
Échec de la mission ?
Antigone, en tant qu’interlocutrice de Jade, échoue ; elle ne peut empêcher son départ pour l’utopie radicaliste. Elle est aussi le témoin du dernier échange entre mère et fille, à la frontière, sans l’avoir suscité et sans y participer : on n’entend pas sa voix, même souterraine. Sa révolte, telle qu’elle est présentée, place les discours de la mère et de la fille dos à dos, révolte pour révolte, rivées à leur position.
Peut-être est-ce lié à la qualité de son positionnement durant toute la pièce : Antigone ne dépasse jamais le seuil d’une révolte pour la révolte. On ne comprend pas d’où elle parle, et l’on ne perçoit pas non plus l’enjeu de ses déclarations, sinon d’éviter l’enfermement des lois de la cité. Antigone ne livre rien du secret de sa liberté. Dans la tradition de Sophocle et d’Anouilh, la figure de la révolte puise la force de son choix dans les lois inscrites par les dieux qui sont au-dessus des lois des cités, et surtout inscrites secrètement dans le cœur de l’Homme. Dans la pièce de Sarah Berthiaume, les dieux sont discrédités puisqu’Antigone s’y oppose en refusant de les rejoindre à la fin de la pièce pour se consacrer à sa seule mission : l’évangélisation des femmes ! Le mythe est ainsi évidé de toute dimension anthropologique, voire métaphysique, pour n’être circonscrit qu’à une seule dimension sociologique – certes intéressante et actuelle, mais idéologique et par conséquent étriquée.
La résolution de la rencontre mère-fille semble également un peu téléphonée, voire régressive… En effet, la frontière d’Antioche, destinée à susciter symboliquement la rencontre entre des mondes qui ne se comprennent pas, débouche sur une évidence à faire tomber toute recherche de sens, sur un dénouement qui tient en une simple phrase, prononcée par la mère : « Non je n’ai pas raté ma vie, puisque je t’ai eue. »* Nous ne nierons pas la beauté de la maternité, de donner la vie, mais l’explication paraît quelque peu simpliste, à l’issue d’une pièce qui a précisément opté pour un personnage cloîtré dans sa chambre, sans mouvement vers son enfant.
Du discours à la parole : l’en-jeu du silence
Le chemin de la conscience intime reste aussi bouché, le questionnement qui y mène, resté non exploré. À ce titre, la pièce manque peut-être de silence. Antigone parle beaucoup, surcharge en explication, sans montrer assez. Toute la vie de la mère passe par son discours à elle, identique à celui de Jade. La pièce manque in fine de jeu, de silence verbal, qui aurait permis de sortir d’une dualité de discours, par des rencontres autres que celle mythologique, à Antioche, qui se révèle encore une explication, un adossement supplémentaire de deux propos contradictoires.
La parole n’est pas seulement un discours ; elle est la réalité d’un phénomène, habitée par le sens. Pourquoi faut-il toujours tout dire ? Que tout passe par l’explication ? Il est dommage que cette Antigone, plongée en pleine crise d’un monde de surconsommation – y compris un trop-plein de mots, de la publicité aux réseaux sociaux –, ne puisse laisser place à un peu de manque, dans le silence. Là peut, semble-t-il, jaillir la force d’une sagesse, personnelle.
* Toutes les phrases de la pièce sont citées de mémoire.
Durée : 1h15
Public : à partir de 14 ans
Auteure : Sarah Berthiaume (pièce publiée aux Éditions de Ta Mère)
Mise en scène : Martin Faucher
Distribution : Sharon Ibgui, Sarah Laurendeau et Mounia Zahzam
Scénographie : Max-Otto Fauteux
Éclairages : Alexandre Pilon-Guay
Musique originale : Michel F.
Côté costumes : Denis Lavoie
Maquillage et coiffure : Angelo Barsetti
Vidéo : Pierre Laniel
Assistance à la mise en scène : Emanuelle Kirouac-Sanche
Direction technique : Karl-Émile Durand et Francis Vaillancourt-Martin
Direction artistique : Mario Borges, Joachim Tanguay
Compagnie : Théâtre Bluff
Crédits photographiques : Yanick Macdonald
TOURNÉE 2019-2020
– Festival d’Avignon : 11 • Gilgamesh Belleville du 5 au 26 juillet 2019, à 16h10
– Albi, Beaupréau, Bellevigne-en-Layon, Bouguenais, Chartres de Bretagne, Cholet, Clichy-sous-Bois, Le Mans, Ligne, Millau, Nantes, Privas, Rodez, Séné
.
Découvrir toutes nos critiques de spectacles
Rétroliens/Pingbacks