Anne Monfort crée “Pas pleurer” de Lydie Salvayre à Barcelone : tout un symbole !
Vendredi soir, 8 février, a eu lieu, à l’Institut français de Barcelone, la création d’une adaptation théâtrale du roman Pas pleurer de Lydie Salvayre, prix Goncourt de littérature en 2014. Présentée dans le cadre du festival OUI !, cette pièce mise en scène par Anne Monfort confronte deux acteurs, Anne Sée et Marc Garcia Coté, entre passé et présent.
Pas pleurer est un roman à deux voix, celle de l’écrivain Georges Bernanos et celle de Montse, la mère catalane de Lydie Salvayre : l’un et l’autre raconte, à leur manière, la Révolution libertaire de 1936 en Espagne, de l’anecdotique à l’historique, de la romance à l’horreur. Deux voix, comme en écho, qui résonnent à partir d’une même terre : la Catalogne – Palma de Majorque et Barcelone. Créer la pièce dans le cadre du festival OUI, qui présente le théâtre français en Catalogne, est donc bien un acte fort, puissamment symbolique.
Entretien avec Lydie Salvayre et Anne Monfort.
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Quel a été le processus d’écriture de ce livre, qui n’est pas votre premier, mais qui vous a permis de vous confronter à votre passé familial et de le transmettre ?
Lydie Salvayre – C’est vraiment Les Grands cimetières sous la lune qui a été la pulsion pour écrire ce livre. Jusque-là, je me méfiais de Bernanos – catholique, extrême-droite, légèrement antisémite, etc. – et ne l’avais jamais lu pour ces raisons. Quand j’ai lu Les Grands cimetières sous la lune, j’ai eu un choc immense, parce que j’y découvrais une Espagne dont j’ignorais à ce point la violence. J’avais lu Malraux, Claude Simon, Hemingway… Mais la façon dont Bernanos dit la terreur, l’horreur, la bénédiction de l’Église, m’a vraiment bouleversé. J’ai écrit la première page de Pas pleurer juste après avoir terminé la lecture des Grands cimetières sous la lune. Je ne suis pas sûre que j’aurais écrit ce livre sans cette lecture.
Comment recevez-vous le travail de mise en scène réalisé par Anne Monfort ?
Lydie Salvayre – J’éprouve à la fois un sentiment de familiarité avec ce qu’a fait Anne, et un sentiment d’étrangeté. C’est mon livre, mais c’est aussi le sien, tel qu’elle l’a lu, conçu, monté, découpé… Il faut faire avec ces deux livres là, avec des personnages qui sont incarnés et qui ne sont pas ceux que j’avais dans la tête lors de l’écriture. Il me semble que c’est normal, et c’est chaque fois ce que j’éprouve : une sorte d’intimité avec le texte et ce sentiment qu’il appartient à d’autres désormais.
Quelle différence voyez-vous entre ces deux livres ?
Lydie Salvayre – J’avais vraiment en tête de mettre en parallèle, ce qui n’apparaît pas dans la présente mise en scène, la voix de Bernanos et tout à fait symétriquement la voix de ma mère, à hauteur égale. Je ne voulais aucune hiérarchie possible entre la voix de cet écrivain, impeccable, française, épurée, parfaitement grammaticale, et ce que j’appelle le « fragnol » de ma mère, mélange parfois improbable de catalan et de français. Je voulais que ces deux voix s’accordent musicalement, et il me semble que c’est le cas.
Anne Monfort – Lorsque j’ai rencontré Lydie Salvayre, la première chose qu’elle m’a dit, c’est justement de ne pas oublier Bernanos. Cela nous a beaucoup marqués et guidés dans la préparation du spectacle, avec les moyens du théâtre qui sont autres que ceux de la littérature. Nous avons décidé de mettre quelque chose de très particulier à chaque fois que Bernanos est dans le coin, que ce soit la lumière, la vidéo tournée au parc Tibidabo où l’on a une espèce de vision de ce Christ qui sort de nulle part… C’est ce que m’évoquait Bernanos ! Mais c’est vrai que la façon dont nous avons transposé le roman joue sur un effet : les acteurs veulent raconter l’histoire de Josep et de Montse, et sont constamment interrompus par Bernanos. Dans le spectacle, les voix de Bernanos et de Montse ne sont effectivement pas à parts égales : nous nous concentrons davantage sur l’histoire de Montse. C’est pourquoi nous avons renforcé scénographiquement les interventions de l’écrivain français.
Pourquoi avoir choisi de montrer, dans le film projeté en fin de spectacle, des images de la situation actuelle, des drapeaux catalans ? Quel rapprochement voulez-vous opérer entre la guerre civile en 1936 et les tensions d’aujourd’hui, entre Madrid et Barcelone ?
Anne Monfort – Il n’y a jamais eu de volonté de montrer les drapeaux ! Nous ne voulions pas du tout mettre une équivalence, ni quoi que ce soit, entre la réalité passée et celle présente. Nous voulions simplement raconter comment nous avons cherché, vraiment, concrètement, dans Barcelone les endroits – le bar l’Estiou, l’hôtel Continental… – fréquentés par Montse et Josep. Nous voulions raconter à quoi ressemble Barcelone aujourd’hui, et quand on travaille sur la quête de cette expérience libertaire de 36, qui est très peu connue en France, on se demande ce qu’il en reste… Mais la réalité nous a rattrapés : le week-end du tournage, nous sommes tombés sur un jour de manifestation, avec des drapeaux partout. Il n’y avait pas d’intention dramaturgique ; ce fut simplement la réalité du moment. Nous avons filmé ce qui apparaissait concrètement, sans que nous le décidions, au cours de cet acte de mémoire que nous entreprenions : qu’est-ce qui apparaît ou pas ? Notre démarche était celle de la mémoire.
Dans le spectacle sont mêlées trois langues : le français, le catalan et le castillan. En quoi est-ce important ?
Lydie Salvayre – J’étais ravie d’entendre le comédien dire une partie du texte en catalan. C’était un vrai bonheur pour moi : j’avais vraiment l’impression d’entendre ma mère, qui était catalane, d’un petit village près de Reus. Et puis il y a ce que j’appelle le « fragnol », un langage pré-codé entre deux langues, qui m’intéresse beaucoup parce que ce langage résiste à la langue dominante. C’est un langage joyeux, inventif… Je dis souvent que ma mère a été mon premier écrivain, parce qu’elle a réinventé en quelque sorte la langue.
Anne Monfort – Marc [Garcia Coté, le comédien de la pièce, NDLR] a fait exprès de traduire en catalan au plus proche du texte français, en employant des mots qu’on peut comprendre ou qu’il peut décomposer. Pour moi, c’était aussi une question musicale. J’aime qu’on ne comprenne pas toujours. J’imagine qu’à l’époque, ils ne se comprenaient pas tous, tout le temps. Il y avait les brigades rouges, des Suédois… Cette tentative d’international et de transnational est quelque chose de très beau ! Cela me paraît très important que ce soit là, dans le spectacle. Certes, c’est plus savoureux si l’on maîtrise les trois langues, mais je pense qu’un Français qui ne parle pas un mot d’espagnol ni de catalan arrive à comprendre ce qui se passe à peu près…
Lydie Salvayre – Nous sommes tous faits d’une infinité de langues, même dans une seule langue : il y a la langue que l’on parle dans l’intimité, la langue que l’on parle en public, la langue que l’on parle à ses enfants, la langue des chansons, la langue du politique… Il faut se souvenir que nous sommes faits de cette infinité de langues et que le français et toutes les langues sont faites d’une infinité d’origines. Il me semble que c’est une protection contre la pureté nationaliste, et toutes les choses qui peuvent s’ensuivre, de se dire que nous sommes à nous seuls une foule, comme disait si bien Guattari. Nous portons, chacun, tous ces langues. Il me semble que le pire, c’est de n’avoir qu’une seule langue pour se dire et pour parler aux autres. C’est le lieu de tous les dangers d’avoir une seule identité et une seule langue.
Le spectacle s’achève sur le monologue où il y a cet aveu que les soixante-dix années qui vont suivre cet été magique de 1936 sont comme inexistants. Est-ce que, dans votre vie, vous parliez des faits passés, de la Catalogne, ou les faits étaient-ils refoulés, occultés ? Ce refoulement était-il assourdissant par ces silences ou était-ce complètement dans les limbes de l’oubli, et donc ce n’était pas un problème jusqu’à ce surgissement de Bernanos ?
Lydie Salvayre – J’ai souvent coutume de dire que les Espagnols qui sont arrivés en France en tant que réfugiés politiques en 1939, dans le village d’Auterive, constituaient une île espagnole à l’intérieur de la France. Ils étaient tous persuadés qu’ils partiraient bientôt, quand Franco serait chassé, et qu’ils rentreraient chez eux. J’ai vécu jusqu’aux années soixante dans une communauté espagnole qui pensait revenir un jour. Nous n’achetions pas de meubles, car il ne fallait pas s’installer, nous faisions tous les dimanches des tables qui réunissaient tous les réfugiés politiques du village… Nous étions en Espagne ! Ils étaient en Espagne. Donc j’ai grandi dans une Espagne en France. Il fallait faire une acrobatie, qui a été magnifique et qui me fait écrire comme j’écris aujourd’hui, entre cette Espagne intime, gueularde, vulgaire, magnifique, de la maison et des repas dominicaux, et la France de l’école, du français pur, correct, grammatical… Je n’ai pas cessé de me nourrir, au fond, de ces deux influences. Il n’y avait donc aucun silence sur cette période.
Est-ce que vous pensez qu’une réconciliation, quand de telles atrocités ont été commises, peut se fonder sur le silence ?
Lydie Salvayre – Ah la la… Je crois que la littérature peut, peut-être, apporter quelque chose de l’ordre de la réconciliation. On l’a beaucoup dit du roman de Javier Cercas, qui a paru il y a quelques années en Espagne, et qui était, me semble-t-il, une petite amorce de paix entre les deux camps. En tout cas, quand ma mère revenait au village l’été, jusqu’à la mort, elle était la malvenue : les deux camps étaient encore très hostiles. Comme Anne le fait dire à un des personnages, elle était encore « la rouge », on la traitait mal. On n’y est pas revenu avec elle depuis longtemps. Je pense que ce serait très différent aujourd’hui.
Propos recueillis par Pierre GELIN-MONASTIER
Crédits photographiques : Rita Martinos
Bref avis critique sur l’adaptation théâtrale
La première partie du spectacle, un peu confuse, n’aide pas le spectateur à comprendre qui sont les personnages, quels sont les enjeux. On passe de courts passages en style direct, en présent narratif, à de longs extraits en style indirect, comme quelqu’un qui raconterait de nos jours les faits déroulés il y a plus de quatre-vingts ans.
Qui parle ? Quels sont les liens ? Quel rôle à Bernanos dans cette affaire, lui dont les quelques citations interviennent trop souvent de manière abrupte et superfétatoire. La scénographie elle-même pêche par son intellectualisme abstrait : on espère la chair, le corps, et non seulement le discours, passé ou présent.
Marc Garcia Coté, en alternant les langues, nous offre de bons moments, mais qui s’évanouissent bien vite dans l’absence de compréhension générale de ce qui se déroule sous nos yeux, comme si Anne Monfort n’avait pas pu trancher entre les différents axes possibles, les conservant tous, très imparfaitement, au risque de la fragmentation.
Le film final, qui dure plusieurs longues minutes, nous montre la comédienne – qui est-elle alors ? Montse ? sa fille ? Anne Sée elle-même ? – errant dans Barcelone, en quête de l’histoire d’autrefois, pour en saisir les éventuelles traces (ou pour une tout autre raison que nous ignorons ?).
La pièce, en création, peut encore évoluer ces prochains mois, ne serait-ce que pour clarifier davantage l’intrigue, pour simplifier une dramaturgie qui se perd et nous perd.
P. G.-M.
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