« Angelus novus. AntiFaust » : Sylvain Creuzevault choisit la démesure

« Angelus novus. AntiFaust » : Sylvain Creuzevault choisit la démesure
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Angelus novus. AntiFaust … Le titre seul suffit à convoquer un foisonnement de références, de Paul Klee à Mikhaïl Boulgakov, de Walter Benjamin à Goethe. Durant trois heures, Sylvain Creuzevault nous entraîne dans une fable politique contemporaine soutenue par une créativité époustouflante. Si chaque scène est souvent une réussite à part entière, le lien entre elles exige un acte d’intelligence permanent, au risque de laisser le spectateur dans sa tête.

Dès le lever du rideau, nous sommes saisis : la scène d’ouverture, magistrale, nous frappe non seulement par sa qualité de mise en scène, mais encore par un excellent jeu d’acteurs, dominés par la présence de Servane Ducorps. Cette dernière, qui interprète Marguerite Martin, tire progressivement ses compagnons de plateau, particulièrement Frédéric Noaille (l’assistant scientiste Wagner), vers le haut.

Trois antiFaust aux démons intérieurs

Le fil narratif semble clarifié d’emblée : trois personnages, à l’apogée de leur carrière, se retrouvent brutalement confrontés, soit à leur démon intérieur, soit à un idéal fantasmé, jusqu’à poser un acte de rupture dans leur existence. Il n’est pas question ici d’un Méphistophélès extérieur à soi, ni de vente d’âme. Le démon est intérieur, comme un autre soi horizontal ; il est, de l’avis de Sylvain Creuzevault lui-même, « Baal, Seigneur des mouches », c’est-à-dire « ce que nous logeons en nous sans le savoir », « le bon mouvement de l’intranquillité de soi ».

Le metteur en scène français prend ici ses distances avec la conception traditionnelle de « Baal » pour le réduire à notre inconscient – un profond non-dit ou non-avoué. Notre démon ne joue plus le mauvais rôle. C’est en ce sens que les trois « héros » sont des antiFaust : d’une part ils n’ont pas besoin d’altérité pour les ouvrir à la jouissance, le moteur de leur quête étant l’individuelle découverte de soi par soi ; d’autre part le savoir – universel et insignifiant dans le mythe traditionnel – revêt, dans l’époque contemporaine, la valeur marchande suprême.

Folie pour les personnages et… les spectateurs ?

L’histoire est ainsi celle de trois personnages en quête d’eux-mêmes, non par la rencontre et l’ouverture à l’autre, mais par un soudain repli sur leur face cachée, enfouie : le neurologue Kassim Nissim Yildirim vient de découvrir le moyen de renouer avec la mémoire oubliée ; la généticienne Marguerite Martin reçoit le Prix Nobel de biologie ; le compositeur et chef d’orchestre Theodor Zingg vient de voir son dernier concert triompher. Ils sont extérieurement au sommet ; ils se révèlent intérieurement brisés ; ils choisissent la tangente, le pas de côté, la courbe qui seule est susceptible de leur offrir l’accès à une réalité autre sur eux-mêmes. Au bout du chemin, il y a la perdition, la folie.

Cette folie intervient dans la construction même du spectacle, qui passe régulièrement du discours à la métaphore, de la narration au symbole. Les signifiants se succèdent à un rythme effréné, sans que nous ayons le temps d’en percevoir les objets et de comprendre le sens. L’exercice est jouissif pour qui aime la gymnastique intellectuelle ; il l’est moins pour qui souhaite tout capter, artistiquement et cérébralement. Chaque scène nourrit son homme ; le spectacle lui fait friser l’overdose. Nous peinons à tisser les liens d’un instant à l’autre, c’est à nous rendre fous ! Signe que, comme souvent dans les spectacles de Sylvain Creuzevault, la proposition artistique n’est jamais tout à fait aboutie ; l’unité d’écriture reste encore à trouver.

De la lutte des classes au combat générationnel

Cette scène durant laquelle la fille devient mouton qu’on égorge est le lieu de toutes les ruptures. Symboliquement, le père renonce, la mère achève. Tout part en éclat. Le docteur préfère tuer l’idéal scientifique – la recherche – que son démon, quand Marguerite choisit d’étreindre la folie au détriment de la rationalité, entraînant son assistant à sa suite. On apprend alors que le chef d’orchestre, qui s’est rêvé en président révolutionnaire à la Frédéric Lordon, est allé se perdre. Dans une scène précédente, partiellement improvisée, n’avait-il pas tenté d’embrasser sa belle-fille ? Le geste fut rapidement esquissé, rendant incertaine l’étreinte entre le beau-père et son enfant. L’enfant est sacrifié ; il ne reste que des soi atrophiés.

Au retour de l’entracte, Sylvain Creuzevault nous propose un opéra composé par Pierre-Yves Macé, dans lequel il est question du meurtre des parents, double Faust, par l’enfant. La perspective est renversée et la rupture, totale : parents et enfants sont dorénavant morts. Il n’est plus d’ascendance ni de descendance, mais une seule et unique génération, livrée à elle-même. La lutte des classes, si chère au metteur en scène, est aussi celle des générations.

Sylvain Creuzevault face à Walter Benjamin : la fin de toute transcendance

Point unique de l’histoire : le présent. Nous sentons en filigrane l’influence de Walter Benjamin, pour qui le temps n’a ni continuité, ni linéarité. Le philosophe allemand a une actualité théâtrale étonnante, puisqu’en mars dernier fut créé, à l’Opéra de Lyon, Benjamin, dernière nuit, drame lyrique en quatorze scènes du compositeur suisse Michel Tabachnik. Pour Walter Benjamin, l’illusion progressiste est le mythe dévastateur, la monstrueuse tempête (Sylvain Creuzevault en symbolisera une dans son spectacle) qui ne cesse de perdre l’humanité. Comme historien matérialiste, « spectateur réservé » selon son expression, il ne peut que se détacher de cette accumulation catastrophique. Témoin suprême de ce « tas de ruines » : l’Ange de l’Histoire, dont les traits sont ceux de l’Angelus Novus du peintre Paul Klee.

Toutefois, Sylvain Creuzevault n’est pas Walter Benjamin. Le metteur en scène, connu pour ses pièces historiques imprégnés de marxisme – Notre terreur sur la Révolution française, Le Capital et son singe sur Marx… – poursuit une réflexion politique horizontale, sans référence à la transcendance. Le présent que l’artiste nous propose n’a pas la densité ni la complexité du temps que le philosophe tente d’appréhender. Le présent de Sylvain Creuzevault se situe dans la succession des événements contemporains : les manifestations contre la Loi El Khomri, Nuit Debout, la mort de Rémi Fraisse, la ZAD Notre-Dame des Landes… Nous retrouvons le tas de ruines de Walter Benjamin, mais sans la possibilité verticale de « faire éclater le continuum de l’histoire ».

S’il reprend le matérialisme historique teinté de romantisme allemand de Walter Benjamin, il met de côté le messianisme politique. C’est précisément dans la surprenante jonction de ces différentes dimensions que les thèses du philosophe allemand, Sur le concept d’histoire, sont une grande œuvre. Theodor W. Adorno ne dit pas autre chose lorsqu’il parle – non sans crainte – de cet ouvrage comme d’une « éradication de la dialectique jusqu’à l’intérieur du noyau incandescent de la théologie ».

Il n’y a plus de Faust ; pourquoi y aurait-il un messie ? Le chef d’orchestre Theodor Zingg s’est cru le sauveur de la nation, le don de Dieu – « Theo doros » en grec ? Il s’est perdu. Le neurologue a cru trouver la voie des souvenirs, se rendre maître du temps ? Son nom Kassim Nissim, qui mêle arabe et hébreu, ne signifie-t-il pas « celui qui partage harmonieusement les miracles » ? Il s’est perdu. Il ne reste pas pierre sur pierre, sinon une étrange (et bien longue) scène finale qui, comme l’Angelus Novus, dégage une impression d’inquiétude et n’aboutit à aucun envol. L’ange ne cesse plus de tourner sur lui-même, sans élévation, ni espérance, ni salut, incarné chez Goethe par Marguerite – « la pure » – en cette célèbre formule : « l’éternel féminin nous élève ». En toile de fond, un Jugement dernier sans dieu, l’enfermement dans une cage, la damnation sans éternité. Tout est vanité. Seule la polyphonie qui doucement émerge laisse encore entrevoir une fébrile aspiration commune.

Un univers théâtral et intellectuel foisonnant

Sylvain Creuzevault a visé haut, très haut. Sa mise en scène monumentale, d’une créativité époustouflante, est réglée au millimètre. Les projections visuelles d’un jardin sur des panneaux mouvants sont, par exemple, un véritable moment grâce, de même que les emprunts de toiles et de châssis à François Tanguy sont particulièrement pertinents. Tout fonctionne visuellement. Il n’en est malheureusement pas toujours de même auditivement : il y a une très forte déperdition sonore, donc de compréhension. Certaines voix sont peu posées et l’articulation, mal assurée : le démon de Marguerite est ainsi inaudible la plupart du temps ; Alysée Soudet, très expressive et parfois franchement drôle, peine également à se faire entendre.

Sylvain Creuzevault convoque tous les moyens scéniques à sa disposition pour exprimer sa vision, de l’hyper-réalisme par de très gros-plan projetés en direct – déjà utilisés par Maëlle Poésy dans Ceux qui errent ne se trompent pas – au symbolisme par des scènes métaphoriques et distantes. Certaines diatribes n’évitent malheureusement pas l’excès de propagande, mais elles sont rattrapées par un jeu scénique souvent impeccable.

Cette œuvre théâtrale ne manquera pas de laisser dubitatifs les spectateurs peu préparés au mélange des genres, des idées, des influences et des moyens employés. Elle ennuiera probablement ceux qui, habitués à la becquée, ne voudront pas fournir le moindre effort… Oui, Sylvain Creuzevault a ce défaut de jeunesse de vouloir trop en dire, de vouloir tout dire, jusqu’à parfois être confus ! Il n’empêche que son spectacle reste une formidable invitation à plonger dans un univers théâtral et intellectuel foisonnant.

Pierre GELIN-MONASTIER



DISTRIBUTION

Mise en scène : Sylvain Creuzevault

Avec :

  • Antoine Cegarra
  • Éric Charon : Theodor Zingg, chef d’orchestre
  • Pierre Devérines : Le soldat, frère de Marguerite Martin
  • Evelyne Didi : la chiffonnière
  • Lionel Dray
  • Servane Ducorps : Marguerite Martin, généticienne
  • Michèle Goddet : la Glaneuse
  • Arthur Igual : Kassim Nissim Yildirim, neurologue
  • Frédéric Noaille : Wagner, assistant scientiste de M. Martin
  • Amandine Pudlo
  • Alyzée Soudet : fille de K.N. Yildirim et de M. Martin

Scénographie : Jean-Baptiste Bellon

Décors : Camille Courier De Méré

Musique : Pierre-Yves Macé

Création lumières : Nathalie Perrier

Costumes : Gwendoline Bouget

Masques : Loïc Nébréda

Régie générale : Michaël Schaller

Régie lumière : Gaëtan Veber

Production : Le Singe

Coproduction : Festival d’Automne à Paris, La Colline, La Comédie de Valence, La Filature, Le Printemps des Comédiens, Le Quai – CDN Angers Pays de la Loire, MC2: Grenoble, Théâtre Dijon Bourgogne, Théâtre National de Strasbourg – TNS.



DOSSIER TECHNIQUE

Informations techniques

  • Durée : 3h.
  • Public : à partir de 18 ans.
  • Production et diffusion Élodie Régibier : elodie.regibier -@- free.fr

 



OÙ VOIR LE SPECTACLE ?

Tournée : retrouvez ici toutes les programmations à venir.

  • Du 2 novembre au 4 décembre : La Colline – théâtre national (Paris)
  • 10 décembre 2016: La Scène Watteau-scène conventionnée (Nogent-sur-Marne)
  •  15-16 décembre 2016: L’Apostrophe-scène nationale (Cergy-Pontoise)
  •  21-25 mars 2017 : Théâtre Dijon-Bourgogne-centre dramatique national
  •  30-31 mars 2017: Bonlieu Scène nationale d’Annecy
  •  5-7 avril 2017: Comédie de Valence – Centre dramatique national Drôme Ardèche
  •  11-14 avril 2017: MC2: Grenoble – Scène nationale
  •  20-21 avril 2017 : L’Archipel – Scène nationale (Perpignan)
  • 26-28 avril 2017 : La Filature – Scène nationale (Mulhouse)
  • 4-5 mai 2017 : Nouveau Théâtre d’Angers – Centre dramatique national Pays de la Loire
  • 10-11 mai 2017 : Parvis – Scène nationale Tarbes Pyrénées
  • Juin 2017 : Printemps des comédiens (Montpellier)


 

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