Angelica Liddell, le choc baroque
Angelica Liddell n’est pas une actrice : les acteurs la dégoûtent ! Ils sont, dit-elle, plein de vanité. La créatrice présentait Liebestod au Festival d’Avignon, comme un hurlement…
AVIGNON IN/OFF
C’est elle qui a écrit les textes de Liebestod, l’Amour à Mort, son dernier spectacle présenté à Avignon dans le In, comme un long sanglot, un hurlement animal, une transe, une extase. Le sous-titre : « L’odeur du sang ne me quitte pas des yeux ! » Elle en signe la mise en scène ; elle vomit d’immenses monologues où les mots se bousculent ; elle fait les décors ; elle dessine les costumes… Angelica Liddell est partout.
En punk baroque, elle s’immole. Elle n’interprète ni n’incarne aucun personnage ; elle se situe dans le don. « Tout en moi, est blessure et saignement. Mais la souffrance m’a donné l’audace de l’expression et l’élan vers le paradoxe. » Il y a chez cette Castillane de 54 ans, née Gonzales, aucune retenue, aucune distance, aucun jeu. Son registre, tragique, est de l’ordre du mystique.
Celui qui l’habite et qui a pris possession d’elle, se nomme Juan Belmonte. Ce torero catalan a inventé le « toreo » spirituel, immobile, théâtral, une icône pour tous les intellectuels espagnols. Son destin était de mourir dans l’arène, comme Joselito, son ami ! Il la désirait ardemment, cette mort. Mais le taureau n’a pas voulu de lui, alors il s’est suicidé… Face au taureau, un splendide animal noir, luisant, empaillé, Angelica Liddell pourfend le ciel avec son épée, les yeux dans les yeux, la mort en face. Elle est la grande prêtresse qui se sacrifie aux amours du dieu taureau !
L’exercice obsessionnel et jusque-boutiste trouve pourtant ses limites quand la haine de la vie tourne à la haine des autres, ceux qui l’admirent… Si la société est ‘‘no future’’, c’est à cause des spectateurs venus en nombre, ceux qu’elle nomme « les fauteuils rouges », « des féministes, des pédés, des artistes », la faute d’une culture qui évacue toute spiritualité sur l’autel du civisme et sous la férule d’une « rééducation rationalisée abusive », « un prolétariat gavé de droits », « un pays qui prive sa descendance de transcendance » et qui prône la « diarrhée durable, durable, mon cul ».
« Quelqu’un, prophétise-t-elle, profitera de la carence de Dieu. »
Aussi, qu’on se le dise : le seul amour digne de ce nom est hétérosexuel. Elle appelle de ses vœux une théocratie et pour que le message soit clair, l’unijambiste qu’elle enterre aussi vite qu’elle l’a épousé traverse la scène dans un cercueil de verre, tel un Christ au milieu de ses chats, poussé par une figure noire en burqa. On l’aurait brûlée vive si c’était le Moyen-Âge ou le Moyen-Orient. Mais c’est la France du troisième millénaire, alors on adore la sorcière et on l’applaudit en ‘‘stand up ovation’’.
La corrida transcendantale a commencé avec trois tableaux d’une grande beauté : un homme debout, barbe noire, cheveux longs, tenant en laisse douze chats autour de son jupon violet. Rideau. Un homme, le même, de profil, essayant de pousser un mur noir qui pourrait-être la Kaaba. Rideau. L’homme au jupon violet, couleur de soutane, brandit la tête d’un cheval égorgé. Rideau.
Sanguine du sol au plafond, la scène éphémère de l’opéra Confluences, qui remplace provisoirement l’opéra brûlé d’Avignon, est maintenant un écrin d’or dans lequel gesticule une Pietà.
Angelica Liddell éructe. Elle est traversée par les mots. Toutes les convulsions du monde entrent dans ce corps minuscule, le sien, où s’opère la catharsis. Il n’y a que les pénitents flagellants de la région de Castille-et-León pour vivre des transes pareilles. En Espagne, dans la grande tradition chrétienne d’Occident, on se flagelle avec des lames de rasoir pour revivre la passion du Christ.
C’est à cette fête sanglante, aussi morbide qu’érotique, masochiste et baroque, que nous convie la performeuse, celle qui ne joue pas mais qui est. D’abord, elle se lacère les genoux, puis les mains. Elle imbibe de son sang un mouchoir blanc dont elle joue comme de la cape d’un torero. La voilà qui remonte son jupon noir jusqu’à l’entrecuisse, passe un mouchoir sur son sexe et le retire ensanglanté. Sur les mille spectateurs médusés, flotte une odeur d’éther. Et ce n’est qu’un début…
Elle boit un verre de vin rouge, les mains pleines de sang.
Elle mange lentement le mouchoir ensanglanté – « Comme le lait de Marie trempé du sang de Jésus » dit-elle. Puis elle baptise de son sang des bébés, tout de blanc vêtus… Voudrait-elle imposer une parole religieuse, souligner la théâtralité d’un rituel, rappeler sa cruelle et cultuelle beauté ? On cherche : Angelica Liddell choque, dérange et force à réfléchir !
Rien n’est gratuit et, même quand elle brouille les pistes, on comprend qu’il y a derrière chaque geste, chaque parole, une dimension symbolique… « Heysel, je t’aime » s’affiche en lettres d’or derrière elle. Heysel, affirme-t-elle en conférence de presse, c’est l’homme qu’elle aime.
Mais le tragique habite aussi notre époque et dans l’arène, comme dans les stades et les salles de concerts, on sacrifie des foules. Les rescapés des massacres collectifs, ceux qui, comme Juan Belmonte, ont vu la mort en face mais que la mort a épargné, sont traumatisés à vie. Angelica Liddell était à Paris au moment des attentats du Bataclan… Cet événement l’a fascinée.
Alors le mal absolu pour trouver la rédemption ou la souffrance sublimée au rang d’art théâtral pour une commande du théâtre national de Gand ? L’artiste suisse Milo Rau, directeur du NT Gent, s’élève contre le théâtre « bourgeois » qui veut représenter la réalité au lieu de la transformer. Il a lancé un Manifeste à la Lars von Triers nommé Théâtre III auquel Angelica Liddell a été conviée.
Aussi, comment ne pas voir dans la phrase énigmatique qui s’affiche derrière Angelica Liddell, « Heysel, je t’aime », et dont elle affirme mordicus qu’il s’agit d’un homme, l’épisode tragique du stade de foot belge où quarante personnes moururent piétinées ? Sur les mille spectateurs d’Avignon, flotte maintenant une odeur de myrte. Nous sommes aux origines sacrées et tragiques du théâtre…
Sur fond d’opéra wagnérien, avec une esthétique à la Pina Bausch, une noirceur à la Tadeusz Kantor, des couleurs à la Christian Lacroix et un flux à la Valère Novarina, Angelica Liddell nous a embarqués dans une expérience totale, l’expérience du don et de l’absolu en compagnie du Christ, de Juan Belmonte, de Tristan et Yseult… « jusqu’à la folie et au-delà des frontières ».
Spectacle : Liebestod El olor a sangre no se me quita de los ojos Juan Belmonte
Spectacle vu à l’opéra Confluences, dans le cadre du festival d’Avignon, le dimanche 11 juillet 2021.
Création : 2021
Durée : 1h45
Public : à partir de 16 ans
Écriture : Angélica Liddell
Mise en scène : Angélica Liddell
Avec : Angélica Liddell, Borja López, Gumersindo Puche, Palestina de los Reyes, Patrice Le Rouzic et la participation de figurants
Scénographie : Angélica Liddell
Costumes : Angélica Liddell, Justo Algaba
Lumière : Mark Van Denesse
Son : Antonio Navarro
Assistanat à la mise en scène : Borja López
Crédits photographiques : Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon
Tournée
13 au 17 octobre : NT Gent (Belgique)
15 et 16 novembre : Tandem scène nationale à Arras
10 et 11 décembre : Centre dramatique national d’Orléans
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