Alain Françon ressaisit Botho Strauss en son Temps
Déroutante pièce que Le Temps et la Chambre de Botho Strauss ! Titre aux majuscules revendiquées, dans la traduction française de Michel Vinaver, comme pour mieux manifester la réalité voilée par ces dénominations précises. Servie par des comédiens éprouvés – Jacques Weber, Gilles Privat et même la surprenante Georgia Scalliet –, la mise en scène d’Alain Françon nous plonge dans un univers où la seule narrativité horizontale s’efface au profit de l’inconscient et de la verticalité.
Il ne sera pas facile, pour le spectateur habitué aux textes classiques, à la narrativité évidente, de se laisser ainsi dérouter par la pièce écrite par Botho Strauss, d’accepter que sa raison s’incline devant une saisie qui lui échappe continuellement. Pour autant, s’il veut découvrir le théâtre contemporain dans ce qu’il a de plus puissant, Le Temps et la chambre est une belle porte d’entrée.
Je suis de ceux qui étaient trop jeunes lors de la création française de la pièce, en 1991, par Patrice Chéreau. Ma découverte de ce texte du dramaturge allemand s’inscrit donc dans la mise en scène puissante que nous propose Alain Françon, servie par un décor de toute beauté signé Jacques Gabel, par un jeu subtil de lumières élaboré par Joël Hourbeigt et par des comédiens dans l’ensemble remarquables.
Acte I. Un espace où s’engouffre le temps
Julius et Olaf se tournent le dos : le premier, interprété par un Jacques Weber renouvelé, a la faconde facile ; le second, joué avec une grande habileté par Gilles Privat, demeure silencieux et impénétrable. Julius commente ce qu’il voit à travers la fenêtre, des flaques de glace de ce mois de février à la jeune fille qui passe, « sa jupe au ras du genou – par ce froid ! – en collant noir ». Rien là de très étonnant, sinon que cette « jolie petite carpe » fait soudainement irruption dans la pièce : « Vous venez de parler de moi ? c’est bien vous ? qu’est-ce que vous racontez là ? […] Qu’est-ce que vous savez de moi ? Rien. »
Pliure d’un espace – qui est d’abord celui du théâtre – où tout ce qui est dit peut-être entendu de tous. La jeune comédienne de la Comédie-Française Georgia Scalliet interprète subtilement cette jeune fille, Marie Steuber, celle qui n’a pas attendu l’homme qui était supposé l’attendre à l’aéroport.
Instant manqué entre l’être pressé et l’être en retard.
Narrativité avortée.
Olaf et Julius sont comme suspendus dans le temps : le premier est tourné vers l’intérieur, figé dans l’espace clos ; le second se fait spectateur du temps qui fuit sous ses yeux, à travers la fenêtre, de l’autre côté de la réalité dédoublée. Mais le temps s’engouffre en pagaille dans la chambre des deux hommes, perdant sa substance chronologique pour devenir multiplicité de kairos instantanés, de moments épars et précis – réels ? imaginaires ? qu’importe.
Ce surgissement du temps appelle la vie ; elle est la jeune fille au passé maladif, à l’avenir ouvert. Marie Steuber est la première entrée d’une longue série : tous ont un rapport au temps qui diverge, qui diffracte la réalité dans cette chambre, lieu de l’intimité, du secret et de l’étreinte, de la solitude et de la nuptialité, qui accueille tous les possibles, les angoisses de la nuit vitale et les espérances de la bruissante aurore, les oublis de quelques heures et les insomnies de l’attente.
Il y a Frank Arnold (Charlie Nelson), celui qui arrive trop tard, « L’Homme sans montre » (Wladimir Yordanoff) qui a perdu le fil du temps, « L’Impatiente » (Dominique Valadié) qui saute à pieds joints par-dessus le présent, « La Femme Sommeil » (Aurélie Reinhon), portée par l’Homme en manteau d’hiver (Antoine Mathieu), symbole du temps assoupi, celui sur lequel nous n’avons pas de prise, que nous portons en nous sans en avoir jamais conscience, sinon par quelques bribes incertaines.
Où se sont-ils connus, sinon dans une seule et même humanité ? Ces différents rapports au temps sont nôtres. Ils affleurent lorsque le manteau de l’obscurité nous recouvre et que nous sombrons progressivement dans l’épais silence du monde. La force de Botho Strauss est de concentrer ces différents moments, que nous vivons chronologiquement, en un espace qui les contient tous. La trame n’est pas narrative, elle est existentielle : elle est l’envers du masque que nous portons quotidiennement ; elle trace un sillon vers notre sanctuaire – la chambre.
Acte II. Un temps qui diffracte l’espace
Mais si Frank Arnold était arrivé à temps à l’aéroport ? S’il n’y avait jamais eu d’instant manqué à l’origine de la pièce ? Botho Strauss renverse la perspective : la jeune fille prend possession de l’appartement, qui devient le centre de rencontres successives. La chronologie, pour être (très) incertaine, voire douteuse, n’en retrouve pas moins un semblant d’expression.
Nous reprenons alors les mêmes et nous recommençons ! Ceux qui représentaient des rapports au temps deviennent des rencontres – amicales, amoureuses ou professionnelles – faites par Marie Steuber, dans des espaces successifs, confus, suspendus. Le décor ne change pas, mais la chambre se fait successivement salon, restaurant, salle d’attente d’une femme patron, appartement intégral et hall d’entreprise.
Le temps diffracte l’espace devenu multiple et mouvant. Quelle réalité a donc le temps, nous demandions-nous dans le premier acte ? L’espace nous rassurait encore, comme lieu d’accueil simultané des différentes réalités chronologiques. Cet appui s’effondre dorénavant. À l’image de cette dernière scène qui confronte Marie Steuber à un graphiste rencontré dans le passé, mais dont le souvenir précis – « probablement rien de particulier à l’époque » – échappe à l’un comme à l’autre : quand était-ce ? Où était-ce ?
Reste la reconnaissance : « On s’est connu quelque part, je le sais bien. […] On s’est reconnu, sans accroc », constate Marie Steuber – et le visage : « Quelque chose dans la nuit des temps. Mais le visage, ça, ça nous reste », affirme le graphiste (Renaud Triffault), qui incarnait par ailleurs le furtif « Parfait Inconnu » du premier acte.
Acte III. L’engagement du spectateur dans l’espace-temps
Dans un interview pour l’émission Pleins feux à l’occasion de sa mise en scène de La trilogie du revoir du même Botho Strauss en 1981, Claude Régy exprime avec finesse ce qu’il attend du spectateur : « Je demande toujours au public de faire vraiment la pièce dans sa tête. C’est-à-dire que ce qu’on lui donne, ce sont des excitants pour l’imaginaire, des suggestions d’images pour faire fonctionner son imaginaire, pour se reconnaître comme dans un miroir et, en même temps, pour choisir les interprétations, les solutions qu’il reconnaît dans son propre inconscient. »
La réalité n’est pas narration. Ainsi que l’écrit avec justesse Alain Françon dans le dossier du spectacle : « Je trouve que Botho Strauss a cette grâce. Il déconstruit les logiques et les habitudes narratives, mais il y a, dans son écriture, la verticalité qui fait décoller le propos et qui ouvre un horizon de sens. »
Nous le savions depuis les temps ancestraux, qui vivaient la tradition orale comme un acte de mémoire pour appeler une réalité passée dans la force du présent ; notre monde contemporain a perdu le sens vertical du temps, en s’agrippant maladivement à la chronologie narrative, en multipliant les commémorations sans les inscrire, vivantes, dans le présent.
Il n’y a, dans notre face à face avec le temps, qu’une vaste impuissance humaine. Nous évoluons dans le temps ; celui-ci nous précède, nous succède, nous déborde, n’a pas besoin de nous. Botho Strauss raconte la seule histoire qu’une personne humaine devrait oser vivre pleinement, celle de l’irruption progressive de notre désir profond à travers le temps, à travers les instants successifs habillés de rencontres et de jeux. Marie Steuber, dans le second tableau, pourrait faire siens les mots de braise qu’écrit Vincent La Soudière dans une lettre à son ami Didier : « Il faut seulement que j’aie le courage d’aller au bout de moi-même, que je traverse la carapace de conventions étrangères qui me séparent encore de moi-même. Décrocher du petit manège misérable qui est tout l’honneur que la société me propose, et qui est à la vérité une pincée de cendres en éruption. » (Lettre 105)
Botho Strauss ne s’adresse pas d’abord à notre raison logique, bien qu’il faille en user a posteriori pour ressaisir quelques-uns des fils qui constituent la trame de sa pièce ; il en appelle à notre inconscient et à notre intuition existentielle – pour ne pas dire spirituelle, tant la solitude face au temps convoque en nous un esprit sinon de survie, du moins de combat.
Certains parlent d’univers onirique dès lors qu’ils ne comprennent pas ce qui se joue, recouvrant d’un mot savant l’absence de saisie effective. Le Temps et la Chambre n’a rien d’onirique, en dépit de ce lieu indiqué dans le titre même de la pièce. La littéralité est un piège. Devant nous, il n’y a pas de confusion entre le rêve et la réalité, car tout est réalité – même l’imaginaire. C’est ce que parvient à exprimer Alain Françon par sa proposition artistique : l’imaginaire est aussi une possibilité de la réalité, non sa fantasmagorie, dans l’acte même vivre, hic et nunc, dans le temps et l’espace, ici et maintenant.
DISTRIBUTION
Mise en scène : Alain Françon
Texte : Botho Strauss
Traduction française : Michel Vinaver
Avec :
- Antoine Mathieu : L’Homme en manteau d’hiver, Rudolf, Troisième Homme, Un Client
- Charlie Nelson : Frank Arnold, Premier Homme
- Gilles Privat : Olaf
- Aurélie Reinhorn : La Femme Sommeil, La Chef de service
- Georgia Scalliet, de la Comédie-Française : Marie Steuber
- Renaud Triffault : Le Parfait Inconnu, Deuxième Homme, Le Graphiste
- Dominique Valadié : L’Impatiente, La Collègue
- Jacques Weber : Julius
- Wladimir Yordanoff : L’Homme sans montre, Ansgar
Avec la voix d’Anouk Grinberg (la colonne).
Collaborateur artistique à la mise en scène : Nicolas Doutey
Dramaturgie : David Tuaillon
Décor : Jacques Gabel
Lumières : Joël Hourbeigt
Musique : Marie-Jeanne Séréro
Son : Léonard Françon
Coiffure et maquillage : Pierre Duchemin
Costumes : Marie La Rocca
Crédits photographiques : Michel Corbou
DOSSIER TECHNIQUE
Informations techniques
- Durée : 1h40.
- Public : à partir de 16 ans.
- Site de la Compagnie : Théâtre des nuages de neige.
- Contact et diffusion : info[@]theatre-des-nuages-de-neige.fr et 06 85 57 62 01
OÙ VOIR LE SPECTACLE ?
Tournée : retrouvez ici toutes les programmations à venir.
Le spectacle a été créé le 3 novembre 2016 au Théâtre National de Strasbourg.
- Du 6 janvier au 3 février : La Colline – théâtre national (Paris)
- 7 et 8 février 2017 : Maison de la Culture d’Amiens
- Du 14 au 17 février 2017 : MC2 de Grenoble
- 21 et 22 février 2017 : Théâtre Sortie Ouest – Béziers
- Du 28 février au 12 mars 2017 : Théâtre du Nord CDN de Lille
- 19, 20 et 21 mai 2017 Théâtre en mai (Dijon)