“Agnès et ses sourires” : Stéphane Bouquet et la fraternité de paroles

“Agnès et ses sourires” : Stéphane Bouquet et la fraternité de paroles
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Ancien critique des Cahiers du Cinéma, Stéphane Bouquet poursuit avec Agnès et ses sourires une œuvre poétique d’une grande cohérence où la question de la fraternité affleure sous l’eau fluide du style. Entre lyrisme caustique et récit concentré, l’écriture de Stéphane Bouquet a cette décontraction, cette élégance au négligé désiré.

Agnès et ses sourires, d’un lyrisme caustique, est un des textes les plus formels de Stéphane Bouquet, sans doute aussi l’un de ses plus personnels. La maison « Post-éditions » lui avait commandé un texte en lien avec le cinéma pour le dixième livret de sa collection « faux raccord ».

Longtemps critique aux Cahiers du Cinéma, Stéphane Bouquet livre un récit aussi court que concentré, décalque d’un dossier de demande d’aide à l’écriture, avec “logline” (naguère dénommé « pitch »), synopsis, traitement, description des personnages, notes d’intention… Un authentique exercice de style, où le lecteur se délecte des « répétitions, amplifications, et durées dilatées ». Exercice pas si gratuit que cela car « on ne sait jamais qui est quelqu’un ». Ce constat trivial devient tragique lorsque meurt une personne proche qu’on a méconnue.

Stéphane Bouquet, à qui l’on doit notamment Un peuple, Le Mot frère et Vie commune, poursuit une œuvre poétique d’une grande cohérence où la question de la fraternité affleure sous l’eau fluide du style et se trouve théorisée dans des articles de son récent essai La cité de paroles.

« Comédie dramatique », tragédie feutrée…

Sur le cadre d’une forme, extériorisée et revendiquée, sur cette claie ajourée, s’enroule et grimpe une interrogation existentielle : « qui est l’autre ? » Et de manière subliminale puisque l’autre, Agnès, est malade d’un cancer : « qu’est-ce qui reste d’une relation ? » De cette unique racine partent différentes branches : quelques personnages, quelques lieux, une temporalité élastique, un terme inéluctable. De temps à autre, une passiflore, le gros plan sur un visage, une émotion, un souvenir, une sensation.

L’intrigue, étique, a pour “logline” : « Agnès a un cancer. Son ambulancier attitré s’éprend follement d’elle, un périphérique après l’autre. Mais Agnès meurt, (malgré l’amour). L’ambulancier qui ne pourra vivre avec elle choisit de vivre parmi elle, au milieu de ses meubles. »

La tragédie feutrée, que le réalisateur désigne comme « comédie dramatique », ne verse jamais dans le pathos. Les quelques personnages qui forment une constellation autour d’Agnès sont Teddy, son ambulancier, un nounours « brun et poilu », pataud et « pas très alphabète » ; « Pat&Cat », le chœur de ses amies, reliées par une esperluette et par « tant de souvenirs complets que c’est assez pour soutenir le siège de deux vieillesses au coin du feu » ; ses « meubles », qui sont du genre à avoir « une tristesse très longue, à oublier très lentement la main (qu’ils ont) tenue, sous les arbres ». Le frère enfin, aux apparitions furtives au détour d’une phrase, au « visage impassible et sombre comme un auteur dramatique de RDA ». Dans la note du producteur, l’auteur du dossier vend la mèche avec ironie : « de toute évidence, et je ne crois pas là briser un secret, le réalisateur est le frère ». De toute évidence, et sans vouloir déflorer le sujet, le frère est l’auteur, « très peu présent dans la fiction – et sous les traits rébarbatifs de l’intello de service ».

L’espace est raréfié : l’appartement d’Agnès, l’ambulance, l’escalier qui mène à l’appartement où s’embrasseront Agnès et son gros nounours, l’hôpital. Le temps-accordéon se rétracte alors que la maladie progresse, se dilate à mesure qu’Agnès, dans les bras de Teddy, fait éclore ses souvenirs sur les murs de la cage d’escalier, comme les « broderies d’une grotte pariétale ».

Aucun sang n’est versé, juste un corps anémié, « une improbable idylle » ébauchée, avec un lyrisme distancié. Le dossier présente « un film de confiance en la vie malgré la mort », dans lequel « le rétroviseur (de l’ambulance) a son mot à dire ». Agnès, qui n’a pas eu d’enfants, est « outre-maternelle », le ton de sa voix reste « léger, enjoué, contre-mortel«  ; la relation joueuse qu’entretient l’auteur avec les préfixes n’est sans doute pas étrangère à sa dilection pour la langue anglaise. Le baiser n’est pas un instant d’infini qui fait un bruit d’abeille, mais quelque chose « aussi onctueux que quelqu’un qui mettrait les mains dans la pâte encore tiède des gnocchis, aussi infini que qui déroulerait une pelote de laine jaune, etc. ».

Les synopsis de dix lignes, vingt lignes, quatre pages, les notes d’intention composent avec ce qui fait l’essence d’un style : au gré des répétitions, une variation, laquelle se love à l’intérieur du « même ». Le style est très français, malgré le tropisme de l’auteur, revendiqué dans d’autres ouvrages, pour les poètes américains (Whitman, E.E. Cummings, Williams…) : économie des effets, ironie, mots justes à leur juste place.

Agnès et ses sourires, Agnès et son secret…

Stéphane Bouquet, Agnès et ses sourires, Post-éditionsDans sa note d’intention, le réalisateur avoue qu’on « peut croire connaître telle ou telle personne depuis longtemps », mais « l’image bouge vite, trop vite et trop souvent », l’autre « est ce mirage hors d’atteinte », puis « vient la mort et le portrait est fini ». Or la mort « fait se chevaucher des perspectives parfois considérablement éloignées. Elle rétablit des vérités. » Les différents chapitres du recueil composent autant de plans cinématographiques où par touches successives se rétablissent des vérités, où par plongeons successifs sous les apparences surgissent des vérités englouties.

Agnès, que le frère condescendant considérait comme une sorte de Britney Spears aux multiples amants, n’est pas qu’une « femme de droite intérieure », avec extérieurement « un côté gauche débraillé ». Agnès est un mystère, une Joconde aux sourires. Agnès « sait quelque chose depuis l’enfance : sourire, d’un sourire nécessaire et suffisant ». Ses sourires irradient le contenu du livre à la couverture jaune. À mesure que se dilate ce récit, se diffractent les images d’Agnès. Elle a le visage « sur-expressif de l’accueil ». Son bureau est la plaque tournante du service ; elle est la « spécialiste reconnue de l’huile apaisante entre les rouages des choses et des gens et du temps ». C’est ce qui séduit Teddy : en instance de divorce, il « se sent réintroduit dans l’espoir par l’hospitalité infatigable de ce visage ». Teddy lui-même est plus subtil qu’il n’y paraît. Il est celui qui ouvre l’avenir et le rend contemporain du présent, celui dont la main se pose avec douceur sur l’épaule de la malade quand elle arrive à l’hôpital, celui qui aurait pu devenir chanteur lyrique, n’étaient son milieu social et le refus catégorique des parents. Pat&Cat forment avec Agnès « une figure absolument idéale, et en fait terriblement impressionnante et émouvante de l’amitié », « quelque chose d’irradiant et d’ouvert ».

Quel est, en écho au film Citizen Kane d’Orson Wells, le « rosebud » d’Agnès ? Que révèle son besoin de « méticulosité contre le chaos des choses » ? Que cachent ses sourires, « contre quelle solitude centrale, et pour ainsi dire ontologique, Agnès lutte (-t-elle) ainsi en s’emmaillotant dans les autres » ? Agnès, aussi fragile et aussi forte que beaucoup d’entre nous, cache « sa solitude sidérale derrière des épaisseurs infranchissables de bonté ». On passe généralement à côté de la bonté. L’authentique bonté sait se faire oublier, paraît faiblesse ou mode de survie contraint dans un monde individualiste. La bonté brasille, elle est ce qui subsiste comme la braise sous la cendre. Son rayonnement fossile triomphe discrètement de l’impasse de la mort.

Quel est le « rosebud » du frère ? Serait-il celui « qui ne sait pas être à la hauteur dans la vie (pour de bonnes – il est inadapté – ou de mauvaises – il est une fouine égoïste – raisons) » et qui « peut tenter de l’être dans l’art » ?  Le frère donc, réalisateur, auteur du dossier de demande d’aide à l’écriture « paie son tribut à sa sœur » et à sa propre angoisse existentielle. La relation frère-sœur renaît de ses cendres grâce à une écriture qui s’interroge inlassablement sur ce qui nous relie et, peut-être, sur une utopique demeure commune.

L’œuvre de Stéphane Bouquet procède, il le dit, par involution, une sorte de vis sans fin, chaque spirale permettant d’explorer une profondeur supplémentaire. La relation entre le frère et la sœur questionne notre rapport au monde, fait circuler une connivence légère et tendre.

Au-delà des circonstances anecdotiques, mais pas moins essentielles pour autant, Agnès et ses sourires questionne sur ce qu’est la « fraternité », mot parfois frelaté, auquel Stéphane Bouquet avait substitué pour titre d’un précédent ouvrage le mot « peuple », périlleux également. Le propre d’un poète n’est-il pas de recharger les mots de leur intensité native, de leur redonner chair, consistance et saveur, de dire l’évidence d’une manière neuve, d’ouvrir une fenêtre pour que les mots respirent, pour que les phrases circulent, et de pointer le lien entre amour et langage ?

Pour le frère, comme pour la sœur, il y a non pas un au-delà de la relation, mais un en-deçà, lequel rend notre monde habitable : l’amour « est à son sommet une forme généralisée de la conversation », tandis que le langage « est une façon de chercher ou produire la consolation, la douceur, la caresse, la pacification, l’armistice, la jouissance, le léger liquide secrété par les muqueuses, le bonheur, le paradis, l’utopie, l’équilibre, le suspens ». La sexualité ? Une « tentative d’apaisement de la faim ontologique créée par l’absence qui nous creuse ».

La cité de paroles, une « cache de douceur »

La cité de paroles, ouvrage publié aux éditions José Corti en 2018, rassemble différents articles de Stéphane Bouquet et voudrait « être un livre en compagnie ». « Comme les convives d’un dîner, (ce livre) vagabonde d’un sujet à l’autre », telle la poésie américaine, ou encore Pasolini… « Faire commerce » ou la « fraternité » sont deux brefs et fulgurants sujets abordés lors de la conversation à saut et à gambades. Un poète, de la trempe des Hölderlin, Rilke ou… Wallace Stevens, qu’il soit croyant ou non, serait selon Stéphane Bouquet un poète à « haut voltage » (expression qu’il tient de Jean-Claude Pinson), « responsable d’une maison pour les autres » et « fondateur d’un monde complet où être ensemble ».

Mais l’auteur se démarque d’une telle conception de la poésie au nom d’un matérialisme affiché (peut-on risquer le mot incarnation ?) : « il faut renouer les noces de la poésie et de l’échange terrestre […] et si les dieux sont encore là, il faut que ce soient eux qui respectent les hommes », et non l’inverse. Bref, ici se trouve revendiquée une poésie basse et sans lustre, une poésie « à bas voltage » : « qu’est-ce que le bas voltage ? le mouvement inversé d’orienter la poésie vers le commun, vers la vie commune au double sens où elle est la vie de tous et la vie la plus plate, l’expérience très simple de vivre, l’expérience si possible sans hauteur mais pas sans grandeur de vivre ». Avec une exigence éthique : « le poème doit créer de la vie […] si la vie est vraiment de la vie, alors elle sera belle par surcroît ».

D’où l’impératif poétique de « faire commerce », mais également celui de « fraternité » qui permet d’explorer « la cache de douceur au fond du langage » : « il y a un trésor de douceur quelque part, peut-être dans une fratrie de mots désorganisés ou, parfois, il est vrai, dans l’artisanat menuisier, menuisier-musical, de la langue […] mais c’est une cachette à plusieurs, pour plusieurs, qui n’a de sens qu’au pluriel. »

L’écriture de Stéphane Bouquet a cette décontraction, ce débraillé, cette élégance dont le négligé est désiré, que les Italiens nomment “sprezzatura”. Il quête le « je ne sais quoi » que nous aurions en partage malgré tout, malgré nous, à la mesure de la singularité que constitue, par exemple, l’énigme d’une personne proche qu’on croyait banale. Son style d’une ironie économe sonde avec pudeur une fraternité bien réelle. Avec un horizon d’attente qui rend vivable la vie commune : « l’art, pour lui = la création de la douceur ou des conditions de la douceur ».

Marine d’AVEL

Stéphane Bouquet, Agnès et ses sourires, Post-éditions, « livret 10 », collection faux raccord, 2018, 56 p., 10 €.

Stéphane Bouquet, La Cité de paroles, éditions Corti, « en lisant en écrivant », 2018, 208 p., 19 €



 

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