L’épouvante et la honte : seconde victoire des terroristes ?
Le dimanche 15 novembre au soir, un mouvement d’épouvantable panique a vidé la place de la République à Paris où des milliers de personnes se réunissaient après les attentats de vendredi. Nous avons tous couru.
Que le terrorisme veuille faire peur, c’est assez clair. Il semble en outre qu’il veuille faire honte. Il y a un double niveau du mal qui est en jeu ici : à un premier niveau, le terrorisme détruit par le meurtre collectif. À un autre niveau, il veut tuer autre chose chez ceux dont il n’a pas fauché la vie. Avoir couru dimanche – et c’est mon cas – c’est garder pour très longtemps sur la joue la marque d’une insupportable gifle. Le fait d’infliger la honte à un homme d’être ce qu’il est, et pouvoir le faire rougir de son propre vouloir vivre, c’est là semble-t-il, une forme grimaçante et particulièrement laide du mal. Y céder, en croyant entendre dans le bruit de pétards imbéciles l’annonce de notre propre mort, c’est savoir qu’ils nous ont eus.
Avoir couru dimanche – et c’est mon cas – c’est garder pour très longtemps sur la joue la marque d’une insupportable gifle.
On peut penser ici à la fulgurance de Nietzsche au fragment 273 du Gai Savoir : « Qui appelles-tu mauvais ? – Celui qui veut toujours faire honte. » Oui, nous cuisons de honte : nous avons voulu sauver notre peau pendant que nous rendions hommage à nos morts. La honte c’est celle d’avoir consenti à ce cri atroce et qui faisait entendre partout son « Non ! » de la dernière heure, son « Pas maintenant, pas comme ça ! » de l’animal blessé – et le pire : son « Pas moi ! » de l’homme fraternel.
Notre course terrorisée, faite dans « une humilité de catastrophe, comme après une intense trouille » selon les mots de Michaux dans son poème »Clown », donne tristement à penser. Les terroristes – par la ruse d’une Histoire déchue dimanche dans une poignée de grotesques pitres – ont réussi à nous faire détaler comme des lapins. Non contents de tuer, ils nous ont infligé une humiliation profonde.
Dans L’armée des ombres de Jean-Pierre Melville, Philippe Gerbier, interprété par Lino Ventura, avant de se mettre à courir pour ne pas mourir fusillé, répète en voix off : « Il sait très bien ce que veulent mes jambes. Il se prépare au spectacle. Mais je me sens mieux enchaîné par mon assurance que par mes fers. Je ne veux pas courir. Je ne courrai pas. » Quand il échappe finalement au carnage et parvient à s’enfuir, reste en lui cette blessure dont on peut penser qu’il ne guérit pas vraiment – ou peut-être tragiquement à l’heure de mourir fusillé lorsque, cette fois, il ne court plus.
La honte c’est celle d’avoir consenti à ce cri atroce et qui faisait entendre partout son « Non ! » de la dernière heure, son « Pas maintenant, pas comme ça ! » de l’animal blessé – et le pire : son « Pas moi ! » de l’homme fraternel.
Il ne s’agit pas ici de dire que nous devrions rester imperturbables lorsque nous entendons, ou croyons entendre, des coups de feu. Bien sûr que personne ne veut mourir et qu’il est absolument impératif de se sauver. Il s’agit en réalité de ne rien établir d’autre qu’un simple constat désolé, celui de l’épouvantable ressort dont dispose la terreur quand elle place l’individu face à l’irruption brutale, concrète et possible, de sa propre fin.
Essayons, si nous ne devons pas nous abstenir de courir avec nos jambes, de ne pas courir absolument, ou essentiellement.
Maintenir la COP21 à Paris, c’est ne pas détaler.
C’est ce qu’ont fait par exemple samedi soir dernier les apprentis comédiens de l’école de théâtre Claude Mathieu : ils ont maintenu la représentation du Soulier de Satin de Claudel. La décision n’était évidemment pas d’aller à l’encontre des instructions gouvernementales, mais simplement de se réunir en hommage aux victimes, et de continuer, pour eux et pour tous, le théâtre. Au début de la représentation, les comédiens se tenaient tous debout sur le plateau, immobiles. Ils ne cachaient pas leur émotion et pleuraient simplement, faisant ainsi tomber la barrière tacite qui distingue les personnages présents sur scène des hommes assis dans la salle. Il y avait alors une communion au sens propre, qui s’est ensuite prolongée quand les spectateurs et les artistes se sont réunis au café – en terrasse – et se sont mis à chanter pendant une demi-heure. « C’était une façon de répondre », dit la comédienne Marie Deconinck. Et nous ajoutons : de ne pas courir.
Un simple constat désolé : celui de l’épouvantable ressort dont dispose la terreur quand elle place l’individu face à l’irruption brutale, concrète et possible, de sa propre fin.
Finissons par l’aphorisme 218 du Gai savoir :
« Mon antipathie : – Je n’aime pas les hommes qui, pour obtenir un effet, sont obligés d’éclater comme des bombes, les hommes dans le voisinage de qui on est toujours en danger de perdre l’ouïe – ou davantage encore. »
Ariel SPIEGLER
Philosophe et poète
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