À l’école de Maurice Béjart : comment éviter certains maux dans la danse ?
Le mois dernier, Profession Spectacle publiait une vaste enquête décrivant les problèmes rencontrés par les danseurs au sein des compagnies de danse et des opéras publics. Blessures physiques ou psychologiques n’épargnent effectivement guère certains danseurs. Quelles décisions prendre pour éviter le pire ? Éléments de réponse avec Emmanuelle Klein, formée à l’école de Maurice Béjart, professeur de danse classique et préparant actuellement une thèse sur la danse et la pensée dans l’œuvre de Maurice Béjart.
Emmanuelle Klein* estime que beaucoup de danseurs ignorent ce qu’ils font. « Pourquoi dansent-ils ce ballet ou cette pièce, eux-mêmes parfois ne le savent pas et ils sont de simples corps au service d’un chorégraphe. » Leur défaut, estime-t-elle, c’est de n’avoir nulle pensée qui habite leurs mouvements. Cela n’aurait-il pas une influence sur leur évolution dans la danse et sur leur psychologie ? Leur bien-être ou leur mal-être en pourraient-ils être affectés ?
Face au chorégraphe : soumission ou altérité
Emmanuelle Klein remarque que les danseurs dotés de ce qu’elle appelle « une pensée du mouvement » sont « très ouverts à pleins d’univers différents et sont souvent les plus sains vis-à-vis de leur corps et les plus respectueux de leur être ». Elle explique cela par le fait qu’ils ne se placent pas comme de simples objets face au chorégraphe, mais comme de véritables interprètes.
« Le fait que le danseur développe une pensée qui habite vraiment le mouvement, le place hors du rapport de dépendance ou de soumission envers le chorégraphe, pour le mettre dans une position d’altérité. Un véritable échange s’opère ainsi entre les deux. »
Cela, elle le tient notamment de la pensée, des écrits et du travail de Maurice Béjart, chez qui elle a été formée et chez qui elle a trouvé cette richesse, cette authenticité de choisir des interprètes ayant une maturité autant artistique que spirituelle ou culturelle.
« Ce que j’ai observé, en le voyant travailler avec ses danseurs, c’était un véritable échange de personnalités qui se rencontraient et qui, par l’échange de ressenti, de pensée, de mouvement, formaient une chorégraphie. Il n’y avait pas de mauvais rapport au corps ni de rapport irrespectueux. »
Réfléchir au corps, avec le corps
Et d’ajouter :
« J’ai fait un deuxième constat : les danseurs qui prenaient le temps de réfléchir à leur corps et à la manière dont ils faisaient leurs mouvements avaient une meilleure conscience du mouvement en général et se blessaient beaucoup moins. Dans la danse, le corps auquel on demande des choses très puissantes est soumis à d’importants chocs articulaires, et celui qui réfléchit sait comment utiliser la gravité et les connexions articulaires pour éviter de se blesser. Il est plus à même de répondre à ce que le chorégraphe demande en ayant déjà réfléchi à la manière dont il pouvait utiliser son corps. »
Le problème, selon elle, est que beaucoup de danseurs apprennent par mimétisme, ce qui est insuffisant.
« Quand on imite un mouvement, on ne sait pas par où il passe véritablement. On ne saisit pas comment le mouvement s’articule. Il faut prendre conscience de ce que l’on fait, avant de pouvoir s’en affranchir. »
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Importance d’une grande culture pluridisciplinaire
Cela doit-il être enseigné ? Emmanuelle Klein estime que c’est au danseur de faire preuve de curiosité. Maurice Béjart disait que les danseurs devaient compléter leurs formations en développant une grande culture, ce que lui-même a fait et qui n’a pas peu contribué à son immense talent. Il faut, nous dit-elle, que le danseur puisse avoir une pensée critique sur sa façon de danser.
« Ce qui m’a beaucoup apporté dans la manière de faire de Béjart, c’est la multiplicité des disciplines auxquelles nous étions confrontés, qui nous forçaient à gérer notre corps de diverses manières et à nous interroger à son sujet. Nous avions ainsi des cours de chant, de kendo, de percussion, de théâtre, de danse moderne… Cela fait prendre conscience de mouvements acquis par automatisme. Il ne faut pas oublier que la danse classique se fonde sur peu de choses, sur un nombre restreint de pas. »
Elle déplore que certaines écoles cantonnent encore leurs élèves à une seule discipline, même si cela a tendance à s’estomper. « La plupart des écoles sont désormais pluridisciplinaires. Dans les compagnies de danse, on veut désormais des danseurs capables de s’adapter. On ne cherche plus de danseurs uniquement classiques. Les mentalités changent et les danseurs deviennent davantage des interprètes. C’est l’avantage de la pluridisciplinarité. »
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Un art qui exige un don, corps et âme
Elle convient toutefois qu’il reste du chemin à faire, car peu de danseurs ont encore la chance de travailler avec des chorégraphes et des styles différents. En ce qui concerne les problèmes de nutrition ou de harcèlement, c’est aux conservatoires et aux compagnies de faire le travail, lequel est en cours, dans de nombreux endroits. Kinésithérapeutes, ostéopathes ou psychologues sont de plus en plus présents. En dix ans, les pratiques ont beaucoup évolué. Mais un danseur averti en vaut deux ; aussi la curiosité intellectuelle est-elle primordiale pour éviter les maux quotidiens. Car ce n’est pas d’abord de la part des professeurs qu’il faut espérer un changement.
« Tous n’ont pas la pédagogie qu’il faudrait, même si la formation est désormais bien réglementée en France. L’extrême difficulté de la danse est qu’il s’agit du seul art dans lequel on se donne entièrement soi-même, corps et âme. Il est difficile de comprendre à quel point on se met à nu devant le professeur comme devant le public. C’est pourquoi le professeur doit être plein de bienveillance. C’est pourquoi sa responsabilité est immense. »
Or, de nombreux danseurs, une fois leur carrière finie, enseignent, faute de mieux. Faute, parfois, d’avoir anticipé leur reconversion. Faute de s’être instruits et ouverts au reste du monde.
« Et certains enseignent avec la frustration d’avoir mis un terme à leur carrière, qui leur fait avoir de mauvaises manières envers leurs élèves. Par ailleurs, certains danseurs se sous-estiment et ne se font pas respecter parce qu’ils s’enferment dans une culture du corps. Cela engendre une frustration circulaire. Les danseurs doivent s’ouvrir ! »
Enfin, ajoute-t-elle, il ne peut y avoir de danse sans une dimension sacrée. « Aux origines de la danse, il y a le sacré. Beaucoup de danseurs n’en ont aucune conscience. La danse n’est pas de la gymnastique. Il ne faut pas négliger cet aspect philosophique si l’on veut résoudre les problèmes des danseurs. Les solutions ne sont pas que matérielles. »
Matthieu de GUILLEBON
* Professeur de danse classique et de barre au sol classique, danseuse, formée à l’école Atelier Rudra de Maurice Béjart, avant de danser avec le Béjart Ballet de Lausanne et Gelsey Kirkland, du New York City Ballet, elle est désormais déléguée de la Maison Béjart de Bruxelles. Elle soutiendra, à l’automne prochain, une thèse sur la danse et la pensée dans l’œuvre de Maurice Béjart, à l’université Paris 1 Sorbonne.
Photographie de Une – Vangeline (crédits Michael Blase)