Claude Cahun ou le combat d’une femme surréaliste pour la liberté
Amis artistes, soyez vigilants ! La personnalité que vous allez découvrir échappe aux tentatives de récupération idéologique. Lucie Schwob, plus connue sous le nom de Claude Cahun : femme, artiste, photographe, écrivain, musicienne, surréaliste atypique, existence en quête de liberté, résistante engagée et créative, compagne fidèle… humanité insaisissable ! Un documentaire et un livre très documenté dévoilent cette figure hors-du-commun. Travail important et minutieux, qui laisse dorénavant la place pour la créativité artistique contemporaine.
L’ambition de cet article n’est pas de retracer la vie de Claude Cahun, Fabrice Maze et Anne Egger l’ayant fait avec une remarquable précision. Je souhaite simplement susciter l’envie chez les professionnels du spectacle vivant et du cinéma de s’intéresser à cette figure étonnante, qui pourrait devenir une source artistique féconde pour la créativité contemporaine.
Du raccourci idéologique à la redécouverte d’une personnalité étonnante
Après avoir disparu de tous les ouvrages traitant du surréalisme, Claude Cahun renaît étonnamment à partir du début des années 1990, souvent plus pour des raisons idéologiques que pour son travail artistique : elle est devenue – un temps – le héraut involontaire des théories du gender. Regrettable récupération pour une femme qui a toujours refusé d’être enfermée dans un combat : l’image préfabriquée et réductrice d’un porte-drapeau de la condition féminine a voilé les nombreuses facettes de cette femme étonnante.
« Il faut arrêter de dire qu’elle n’est qu’une artiste homosexuelle, s’insurge l’historienne de l’art Anne Egger. Elle ne le revendique jamais et ne fait aucun prosélytisme à ce sujet ; mais on s’est servi d’elle pour quelle devienne le fer de lance des études sur le gender… et à ce titre, beaucoup de bêtises ont été dites. Claude Cahun se contente d’écrire qu’elle veut la liberté pour tout le monde. » La biographie qu’elle vient de faire paraître collige aujourd’hui toutes les données connues et vérifiées au sujet de Claude Cahun.
Une enquête minutieuse
L’histoire a commencé lorsque Aube Elléouët, fille d’André Breton, et le réalisateur Fabrice Maze décident de réaliser un documentaire sur Claude Cahun, dans le cadre de la collection “Phares”, initiée il y a plus de dix ans maintenant et entièrement dédiée au surréalisme – collection unique en son genre, sur laquelle Profession Spectacle reviendra ultérieurement. Comme pour chaque film, le réalisateur est assisté d’une conseillère historique : Fabrice Maze fait appel à Anne Egger, spécialiste du surréalisme et auteur d’une biographie sur Robert Desnos en 2007.
« Au début des années 1980, il n’y a aucune mention d’elle – ou très erronées – dans les ouvrages consacrés au surréalisme ; seules quelques photographies apparaissaient ici ou là, se souvient Anne Egger. On ne savait même pas alors s’il s’agissait d’une femme ou d’un homme ! Il a fallu attendre les travaux récents de François Leperlier pour découvrir enfin qui elle était ; mais de très nombreux aspects restaient encore dans l’ombre. »
L’historienne part alors sur ses traces, à Nantes, Paris et Jersey, exhumant nombre de documents inconnus, retrouvant progressivement chaque lieu où Claude Cahun vécut. « Ce fut passionnant : j’aime beaucoup chercher et trouver. Il m’importait de repartir à zéro, aux origines des informations, et de prospecter là où personne n’était encore allé farfouiller. »
Une vie et une œuvre à quatre mains
Très vite, Claude Cahun mène à Suzanne Malherbe, son amie rencontrée en 1900, alors que Lucie Schwob n’a que six ans. « Fabrice Maze et moi fûmes aussitôt d’accord pour parler des deux femmes – un couple et une œuvre à quatre mains que les universitaires occultent souvent ou dont ils se servent en vue de prosélytisme. »
Sans Suzanne Malherbe, de deux ans son aînée, Lucie Schwob ne serait jamais devenue Claude Cahun ! Elles sont les compagnes de toute une vie, de 1909 à la mort de la première en 1954. Plus que de la fidélité, cela ressemble à une relation qui relève de la fusion. « Elles ne peuvent pas se passer l’une de l’autre : Suzanne et plus terrienne tandis que Lucie est éthérée ; les deux s’équilibrent, se complètent et s’entraident. »
Cette œuvre conçue à deux est perceptible dans certains écrits de Claude Cahun, illustrés par Suzanne, mais plus encore dans les photographies que les deux artistes prennent tout au long de leur vie. Claude Cahun ne cherche pas l’autoportrait mais se met en scène, tels des portraits fictifs réalisés à l’aide de costumes, de postures et de rôles – exploration d’un soi qui n’est jamais totalement autre –, devant un objectif tenu par Suzanne, dont l’ombre se répand discrètement d’un cliché à l’autre. Anne Egger écrit dans son ouvrage. « Prendre la pose, c’est devenir un terrain d’expérimentations plastiques indéterminées, s’éloigner et se servir de soi-même, tout en même temps. Ou bien, mettre en lumière la part cachée et brimée de soi. » Et l’historienne de citer Claude Cahun : « Moments les plus heureux de toute notre vie ? Le rêve. Imaginer que je suis autre. Me jouer mon rôle préféré. […] Il y a autant de manières d’être que d’étoiles. Je ne saurais dire davantage. »
La liberté au bout du boulevard
Il est de bon ton de parler de liberté dès lors qu’une personne sort apparemment des catégories de son temps ; mais ne vouloir appartenir à aucune case peut encore être une forme d’aliénation ! C’est que ce mot est souvent asséné pour des raisons idéologiques, dans un contexte de classifications extérieures, de typologies sociales superficielles. Nous le savons tous, pour en faire l’expérience quotidienne : la liberté est une quête intérieure – peut-être même la plus belle – de toute une vie. Je me promenais hier à Charenton-le-Pont quand j’entendis une vieille femme répondre à un passant égaré : « La liberté ? C’est au bout du boulevard. » Elle ne savait pas alors combien elle disait vrai : la liberté est toujours au bout d’un boulevard…
À regarder attentivement la vie de Claude Cahun, à voir même ses tenues bourgeoises du quotidien, nous ne pouvons que constater les nombreux fils qui l’entravent et dont elle cherche, progressivement, à se libérer. C’est précisément ce qui est passionnant chez l’artiste : toute sa vie, elle désire la liberté, elle recherche la libération, par tous les moyens, notamment l’art, les paradis artificiels (éther, alcool, opium) et l’ésotérisme. Dans sa quête de liberté, elle expérimente non seulement l’écriture et la photographie, mais également le théâtre, la musique, la fabrication de costumes, les assemblages d’objets et la traduction.
Au soir de sa vie, quand bien même celle-ci est courte, seule la personne connaît – et encore, partiellement – le degré de liberté atteint. Sanctuaire ultime qu’il serait présomptueux de violer, a fortiori en vue d’une récupération idéologique. Claude Cahun a-t-elle atteint cette liberté que d’autres ont proclamé, des années plus tard, en son nom ? Peu importe en vérité, cela lui appartient. Son cheminement est une source de créativité autrement plus intéressante et plus inspirante.
Même dans sa recherche photographique, elle se retrouve face à une limite, celle du « moi » qui, de métamorphose en métamorphose, ne cesse jamais de constituer la trame de son travail artistique. « C’est enrageant de ne pouvoir offrir que ce qu’on a, que ce qu’on est. Mais… On a beau se couvrir et se recouvrir de masques, les farder, les refarder, on ne fait peut-être que grossir la ressemblance, qu’accentuer les imperfections du visage caché. »
Découverte du surréalisme et engagement artistique
C’est dans l’engagement total de sa vie que se dessine cette libération à laquelle elle aspire : un mouvement intérieur vers l’extérieur, suscité par une découverte déterminante, le surréalisme, qu’elle embrasse passionnément après sa rencontre avec André Breton, en avril 1932. « Dans l’ensemble de ma vie, je suis ce que j’ai toujours été (mes plus anciens souvenirs d’enfance en témoignent) : surréaliste. Essentiellement. Autant qu’on le peut sans se tuer ou tomber au pouvoir des aliénistes. » Elle vouera tout au long de sa vie un amour inébranlable au surréalisme, jusqu’à écrire au journaliste surréaliste Jean Schuster, peu avant sa mort. « Permettez-moi de lui adresser trois mots (qui n’ont rien de “platonique”) : JE T’AIME. L’extrême banalité de l’expression ne fait pas frémir en moi la “personne au-dedans de la personnalité” – le Ka des égyptologues. »
« Je me suis trouvé très profondément ému en votre présence. […] Si quelque chose dans ce que je viens brusquement d’apprendre de vous me laisse sur une attitude de défense, attitude qu’encore une fois je suis loin de croire irréductible, c’est une certaine manière cavalière (désarçonnée) que vous avez de prendre les êtres, manière dont s’accommode mal l’espèce de candeur qui demeure en moi et qui ne laisse humainement disposer que d’un jeu de réactions très élémentaires : ainsi comme vous disiez, la brutalité. » (André Breton à Claude Cahun, après leur première rencontre)
C’est comme surréaliste qu’elle vit et s’engage, notamment dans la lutte contre le nazisme, aussi bien avant la guerre que lors de l’occupation de l’île de Jersey, où elle s’installe avec Suzanne dès 1938. C’est donc en tant qu’artiste surréaliste que Claude et Suzanne entrent en résistance, par des photomontages réalisés à partir de revues, par des inscriptions graphiques sur des croix, dans des églises, sur des paquets de cigarettes ou des pièces de monnaies, par l’invention de slogans provocateurs et de courts dialogues fictifs… L’enjeu est d’inciter les soldats allemands à une prise de conscience et à l’insoumission.
Les deux femmes sont les auteurs d’au moins six mille documents, produits entre 1940 et juillet 1945, jusqu’à leur arrestation, leur emprisonnement et leur condamnation à mort – peine commuée par la suite en prison à vie. Elles n’obéissent à aucun schéma, n’appartiennent à aucun groupe politique ; elle sont artistes, surréalistes, si bien que les autorités allemandes sont déconcertées, ne sachant où les classer. « Les deux femmes, qui ne sont ni communistes, ni staliniennes, ni gaullistes, qui passent dans l’île pour de “paisibles bourgeoises”, ne peuvent être traitées comme des “terroristes”, écrit Anne Egger. De plus elles ne manifestent qu’une “hostilité froide, exempte de toute violence émotive” envers eux. » Claude Cahun ne dit pas autre chose lorsqu’elle écrit dans Le Muet dans la mêlée en 1948. « Ils y perdirent leur “aryen”. Notre “idéalisme” dépassait leur conception cynique de l’espèce humaine. Cela piquait ce qui malgré tout subsistait en eux de curiosité psychologique. »
Le vrai roman reste à écrire : place aux artistes !
Anne Egger a volontairement recherché l’exhaustivité, dans l’état actuel des connaissances et des sources, multipliant anecdotes et détails circonstanciels, au risque de perdre parfois le lecteur. Fabrice Maze a su en garder l’essentiel pour son documentaire, que vient compléter un petit livret de 88 pages résumant la vie de Claude Cahun : l’ensemble forme un joli coffret. Il reste néanmoins beaucoup à découvrir : « J’aurais aimé trouver les partitions de Claude Cahun, dont elle parle elle-même plusieurs fois, regrette Anne Egger. Elle a écrit des musiques sur des poèmes de Robert Desnos, Henri Michaux et René Crevel. Nous savons qu’elles ont survécu à la guerre et qu’elles se trouvent probablement en Angleterre aujourd’hui. On n’a jamais fini de trouver… » Espérons que le documentaire et l’ouvrage permettront de faire émerger d’autres archives. Ce sera l’objet d’un tome 2, ou d’une réédition future !
Dans son introduction à Claude Cahun, l’antimuse, Richard Walter parle de l’ouvrage comme d’un « vrai roman ». Non, ce sont des chroniques ou une chronobiographie volontairement exhaustive. Le vrai roman reste en effet à écrire. Claude Cahun, après 107 minutes de documentaire et 200 pages, reste toujours insaisissable. Il semble y avoir tant à creuser, avec un regard autre que ceux du documentaire et de la biographie historique – que Fabrice Maze et Anne Egger ont soutenu avec précision. Aux artistes de prendre le relais, d’ouvrir à un nouveau discours qui peut pénétrer dans les méandres intérieurs de l’artiste ; car il n’est finalement que l’art pour rendre intimement hommage à l’art.
Il est intéressant qu’Anne Egger ait finalement choisi de qualifier l’artiste d’antimuse. « Claude Cahun est bien une figure d’anti-muse au sein du surréalisme, nous confie-t-elle. Tous les surréalistes ont en effet adulé des femmes, au point de leur refuser leur statut d’artiste (André Breton et Jacqueline Lamba en particulier). Lucie et Suzanne étaient même craintes par certains types du groupe… trop excentriques, trop étranges, trop “bavardes”, trop “engagées”, trop libres, pour des femmes. »
Au lendemain de la présentation publique du documentaire, qui eut lieu au centre Georges Pompidou le jeudi 18 février dernier, une collègue présente à la projection m’écrivait ces quelques mots, que je reproduis avec son autorisation. « Le réalisateur semble s’être attaché à montrer l’étrangeté d’une personne qui n’avait pas de place ni aucune définition, qui se définissait même par ce refus à toute place et à toute identité, ce qui peut donner un sentiment de vertige un peu gênant et bouleversant en même temps. Mais par conséquent, le fait même de faire un documentaire sur un tel sujet est paradoxal puisqu’il s’agit de cerner une sorte de non personnage, un refus qui est aussi une vie, mais sans la mettre dans une étiquette ou la reconduire à ce à quoi elle était profondément étrangère. En ceci, c’est intéressant. Par conséquent, cette tâche ardue a été traitée sur un mode très factuel, ce qui est après tout cohérent et le titre du livre lui-même, “l’antimuse”, disait cette sorte d’impossibilité dans laquelle le réalisateur s’est mis. »
Ce que les surréalistes n’ont pas su faire en leur temps, ce devant quoi le documentaire et l’ouvrage historique ne peuvent que s’incliner, les artistes contemporains sont invités à le creuser pour mieux le déployer, à condition de ne jamais enfermer Claude Cahun dans une vision étriquée, fût-elle guidée par de bonnes intentions. L’artiste écrit d’elle-même à la fin de sa vie : « Claude Cahun n’existe plus qu’en rêve – n’a cessé de rêver… ça non. »
Documents cités
- Fabrice MAZE, Claude Cahun. Elle et Suzanne, Seven Doc, collection « Phares », 107mn (avec livret de 88 pages).
- Anne EGGER, Claude Cahun, l’antimuse, Les Hauts-Fonds, 2015, 201 p.
Toutes les citations de Claude Cahun présentes dans cet article sont extraites de l’ouvrage d’Anne Egger.
Légendes et copyrights
– 092- 1910 CC Nantes LBO def – Claude Cahun, Nantes, 1910 © Luce et Adrien Ostier-Barbier
– 164- 1921 SM et CC Croisic 01 LBO def – Suzanne Malherbe et Lucie Schwob (Claude Cahun), Le Croisic, 1921 (photomontage recourant à la technique stéréoscopique) © Luce et Adrien Ostier-Barbier
– 199 1929 CC théâtre « Le Mystère d’Adam » 1 LBO def – Claude Cahun tenant le rôle du diable dans Le Mystère d’Adam, monté par Pierre Albert-Birot, 1929 © Luce et Adrien Ostier-Barbier
– 262- 1937 CC Desnos Youki rue NDC BLJD def – Claude Cahun, Youki et Robert Desnos, 70bis rue Notre-Dames-des-Champs, 1937 © BLJD
– 279- 1939 CC Sans titre arbre jardin Jersey MBAN def – Claude Cahun, Sans Titre, Jersey, 1939 © Musée des beaux-arts de Nantes
– 284- 1940 Suzanne et CC Jersey LBO def – Suzanne Malherbe et Lucie Schwob (Claude Cahun) devant leur maison à Saint-Brelade, Jersey, à la veille de l’occupation allemande, 1940 © Luce et Adrien Ostier-Barbier
– 01 Tournage Jersey Jardin CC 2012 Photo AE – Tournage du documentaire de Fabrice Maze dans le jardin de Saint-Brelade, Jersey, 2012 © Anne Egger
– 05 Tournage Jersey 2012 photo AE – Philippe Pion, Michel Bonnat et Fabrice Maze pendant le tournage à Jersey, 2012 © Anne Egger
– 1940-1944 – Fac-similé d’une pancarte photo AE – formule composée par Suzanne Malherbe, 1943