Petit éloge du mécène

Petit éloge du mécène
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L’artiste est seigneur des formes, presque tout puissant, il règne sur un monde indéfini de couleurs, de sons, de mouvements et de mots dont on n’aura jamais fini de faire le tour. Avec sept petites notes, combien de mélodies ne peut-on composer ? Pour atteindre son public, l’artiste a besoin d’un médiateur : c’est la fonction du mécène. Il n’est pas de civilisation où les puissants n’aient pas offert du pain et des jeux au peuple.

L’artiste a devant lui un monde indéfini qui ressemble à l’infini céleste et pourrait donner à l’artiste l’illusion d’égaler Dieu. C’est pour ne pas prétendre s’égaler au Créateur Tout Puissant que dans le monde musulman, les fabricants de tapis font volontairement une petite erreur de symétrie…

L’artiste a besoin de son public

Aussi, ne serait-ce que pour limiter cette démesure potentielle, l’artiste est-il socialement limité : il dépend d’un public qu’il cherche d’une façon ou d’une autre à séduire. L’artiste est hystérique. Je veux dire qu’il est toujours en manque d’applaudissements et que sans un public, il n’est rien. Les signes sont des formes qu’il faut partager.
Mais en dehors du bateleur, du musicien de rue, voire du bonimenteur de bonneteau, au-delà du cercle familial où les enfants organisent un spectacle de marionnettes pour des parents complaisants, qui parvient à trouver directement et spontanément son public ?

Un médiateur nécessaire

Pour atteindre son public, l’artiste a besoin d’un médiateur : c’est la fonction du mécène. Il n’est pas de civilisation où les puissants n’aient pas offert du pain et des jeux au peuple. Il faut bien que la concentration de richesses et de pouvoirs que les puissants ont réussi à concentrer (et sans laquelle l’art resterait très rustique), il faut bien qu’une part au moins de ces accumulations retombe en cascade sur le reste de la population. Les ethnologues remarquent que dans les sociétés traditionnelles, on est riche de ce que l’on donne.

L’artiste et son mécène, une relation chaotique

C’est peu dire que les rapports entre l’artiste et le mécène peuvent être ambigus et parfois tourmentés. Certes dans cette relation gagnant/ gagnant chacun trouve sa part : l’un peut subsister pour se consacrer plus totalement à son œuvre et atteindre un public élargi, l’autre conforte son prestige et par là sa légitimité. Pour autant, il peut se faire que l’artiste méprise son mécène qu’il est tenu de flatter, cette situation schizophrénique n’est pas toujours saine. Voltaire proclamait : « Je ne connais d’autre liberté que celle de ne dépendre de personne », mais il n’a affiché son mépris pour Frédéric II qu’une fois avoir quitté Potsdam où il l’adulait… Maurice Druon, alors ministre de la Culture, percevait cette ambivalence constitutive de la relation. Ce qui l’avait amené en 1973 à demander aux artistes subventionnés que « les gens qui viennent au ministère avec une sébile dans les mains et un cocktail molotov » choisissent.

Depuis l’âge romantique, à l’époque du triomphe de la bourgeoisie et des « philistins », les « artistes maudits » dénoncent les puissances qui ne savent reconnaître le génie (J. S. Bach en était certainement un, mais ne se prenait pas pour un génie). Depuis, « l’art officiel » a mauvaise presse ; surtout pour ceux qui ne profitent pas de la manne publique, ou pour ceux qui ont vu leur crédit se restreindre, ou encore pour ceux qui pensent que leur talent n’est pas estimé à sa juste valeur…

Le mécène est devenu comme une marâtre à l’égard de qui on revendique son droit.

Tous les mécènes ne se valent pas

Il semble pourtant qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Sans évêque bâtisseur, point de cathédrale et point de sculpteurs, de verriers, de peintres et d’architectes. Laurent de Médicis ne s’est pas trompé en protégeant Botticelli et le jeune Michel-Ange. Pensons à Louis XIV, ce « roi danseur », qui a protégé Molière, Racine, Boileau (ça fait déjà un fabuleux tiercé !), sans compter la musique (Lully ou Lalande), l’architecture, ou l’arti- sanat d’art (Boulle), les jardins de Le Nôtre, l’architecture et les fêtes innombrables… Grâce à cette politique de mécénat, qui rassemblait les élites autour de l’État, Louis XIV a réussi à déjouer les tendances centrifuges de la noblesse dont la France avait tant souffert jusqu’à la Fronde. Sans compter que cette politique artistique fit de Versailles le modèle des Cours d’Europe pour plusieurs générations.

Qui pourrait nier que cet « art officiel » fut une éclatante réussite ?

On a dit que la raison d’État vaut ce que vaut l’État ; de même le mécénat vaut ce que vaut le mécène, et de ce point de vue tous les mécènes ne se valent pas. Ne serait-il pas judicieux de classer les Régimes politiques en fonction de la qualité des artistes à qui ils ont permis de se manifester plutôt que sur l’abstraction de quelque grand principe ?

Contrainte et créativité

Certes, le mécène assujettit l’artiste à son goût et à celui du public à qui il l’offre en spectacle. Mais paradoxalement cette commande, cette apparente contrainte bien loin de la juguler, suscite la créativité de l’artiste. Est-il plus stupéfiant chef d’œuvre que ce Couronnement de la Vierge qu’Enguerrand Quarton a peint pour la Chartreuse de Villeneuve-les-Avignon ? Ce fut pourtant une œuvre de commande, strictement encadrée par les critères d’une subtile disputation théologique sur la façon de représenter la Trinité.

D’ailleurs, les contraintes des jeux oulipiens n’ont-ils pas démontré que les règles les plus arbitraires (par exemple, écrire une nouvelle sans la lettre r) étaient plus productives qu’une liberté indéfinie et illusoire ? « Le classique qui écrit sa tragédie en observant un certain nombre de règles qu’il connaît est plus libre que le poète qui écrit ce qui lui passe par la tête et qui est l’esclave d’autres règles qu’il ignore », reconnaît Raymond Queneau (Le Voyage en Grèce).

Encore faut-il que l’artiste puisse se confronter au goût du mécène qui finira bien par s’imposer au public… Ce qui deviendra le bon goût.

Louis XIV, Napoléon et même dans une certaine mesure Malraux avaient un goût avec lequel l’artiste avait à se confronter. Mais cela suppose que le mécène soit un être en chair et en os ; or aujourd’hui, le mécénat tend à être celui de personnes morales : la Caisse des Dépôts et Consignations, le Crédit Agricole Indosuez, la Direction Régionale des Affaires Culturelles et autres administrations ou sociétés anonymes. Les procédures bureaucratiques ou les mécanismes du marché (le marché de l’art) et parfois le marketing se substituent au goût. Or une commission aura toujours moins de goût que chacun de ses membres.

Le monde moderne peut être analysé comme une tentative pour remplacer l’imperfection de la conscience humaine par la perfection des machineries procédurières. En art comme ailleurs, les résultats de cette tentative sont consternants.

Michel MICHEL

Sociologue

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