L’étoile du Nord : au carrefour des rencontres dansantes
La rue est en chantier : les bâtiments du centre Championnet, qui accueillent L’étoile du nord, sont en travaux… mais la scène théâtrale continue d’aller à la rencontre des artistes et du public : le festival de danse “Open Space” vient de s’achever. De même que L’étoile du nord traverse ces péripéties rénovatrices paisiblement, son festival croise les inspirations nouvelles les plus diverses, de l’humour à la guerre. Rencontre avec son directeur, Jean Macqueron, et son programmateur pour la danse, Jean-François Munnier.
Trois extraits de spectacles en cours d’élaboration sont présentés par soirée : la lente et hésitante introspection de Tamara Stuart Ewing laisse la place aux bouillonnants Claire Laureau et Nicolas Chaigneau, jeune duo qui ont fait le pari (réussi) de croiser l’humour et le mouvement, avant de voir surgir un commando, sous la houlette du chorégraphe Filipe Lourenço, dont l’entraînement s’approche progressivement de la danse tribale. Chaque mini-représentation est suivie d’un dialogue avec Jean-François Munnier. Cette configuration n’est pas sans faire penser aux représentations publiques du studio du Regard du Cygne, avec qui L’étoile du nord est en étroite relation.
Une scène en perpétuel mouvement
Lorsqu’ils arrivent dans ce lieu, en 1979, ils découvrent un théâtre, Le Paris Nord, dans lequel il ne se passe plus rien depuis un ou deux ans. « Ils » sont Anne de Amézaga, Jérôme Franc et Jean Macqueron. Les trois compères appartiennent alors à la même compagnie de théâtre. « Nous cherchions une salle pour répéter et nous sommes tombés sur ce lieu fermé au public, se souvient Jean Macqueron. Petit à petit, nous avons non seulement joué nos pièces, mais encore offert à d’autres troupes la possibilité de se produire. »
Les premières années sont marquées par de nombreuses évolutions. Le Paris Nord est d’abord rebaptisé Théâtre 18, puis Dix-Huit Théâtre, avant de trouver son appellation définitive : « L’étoile du nord », nom plus poétique, qui évite d’être pris pour un théâtre d’arrondissement alors que le lieu est indépendant.
Autre évolution marquante : la danse. « Elle a très vite fait partie intégrante de notre programmation, sous l’impulsion de Jérôme Franc, poursuit Jean Macqueron. Cette dimension a naturellement entraîné des travaux, car la danse exige de voir ce qui se passe au sol. » Ce qui implique une mise aux normes, la construction d’un gradin et – le plus difficile – la course aux subventions.
La scène devient conventionnée à la fois pour le théâtre et la danse ; elle est notamment l’une des premières à recevoir le label « Plateau pour la danse », du ministère de la Culture. À la fin de la dernière convention, L’étoile du nord entre, pendant cinq ans, en préfiguration d’un Centre de développement chorégraphique, avec quatre autres structures qui ont leur spécificité propre. Cette expérience de collaboration intéresse le ministère et la DRAC : le Paris Réseau Danse naît.
Après plus de trente-cinq ans d’existence, L’étoile du nord a réussi à préserver son indépendance tout en étant reconnue comme “scène conventionnée danse”. « Il y a huit ans, Jean-François a pris la responsabilité de ce pôle important qu’est la danse, explique le directeur du lieu. Plus qu’un programmateur, il conseille les artistes, les reçoit quotidiennement, accompagne les résidences et guide les compagnies. » Chaque saison, trois temps sont consacrés à la danse, un pour le jeune public… Le reste est du théâtre.
Une scène pour la jeune création
L’étoile du nord recherche un perpétuel équilibre entre la création et l’attention aux spectateurs. « Ce que je favorise personnellement, reconnaît Jean Macqueron, c’est plutôt un théâtre de texte, par distinction avec le théâtre d’images ou de mouvement, sans exclusion néanmoins. Je souhaite défendre l’écriture d’aujourd’hui et les classiques contemporains. » La programmation pour la saison 2015-2016 en porte la marque, avec Guillaume Clayssen et sa réécriture des Lettres persanes de Montesquieu (du 26 janvier au 13 février), la mise en scène par Eram Sobhani de Woyzeck du dramaturge allemand Georg Büchner (du 4 au 26 mars), ou encore Loki du conteur Abbi Patrix pour les plus jeunes (du 29 mars au 16 avril).
Contrairement aux troupes théâtrales, les compagnies de danse posent leurs bagages à L’étoile du nord pour un temps plus court. Toutefois, la volonté est de leur faire bénéficier de trois représentations en moyenne, afin qu’elles puissent expérimenter la relation au public. « Nous accueillons des jeunes compagnies, en phase de création, explique Jean-François Munnier. Il faut leur donner le temps de sentir sur scène comme leur spectacle peut évoluer et mûrir en étant face à un public. Ils ne sont pas seulement dans un studio à danser pour eux-mêmes : nous leur donnons de faire l’expérience de la réaction du public. »
Nombreux sont les jeunes artistes qui peuvent ainsi bénéficier d’une première expérience professionnelle. L’étoile du nord joue ainsi le rôle de marchepied, avec une visibilité publique et professionnelle. D’où son nouveau slogan, indiqué dans le programme cette année : « une scène pour la jeune création ».
Au commencement était la rencontre
Chaque année, Jean-François Munnier reçoit personnellement dans son bureau plus d’une centaine de danseurs. « Je cherche à savoir ce qu’ils ont dans le ventre, quel est leur parcours, et si derrière le discours se cache vraiment un chorégraphe potentiel ou si monter un spectacle relève de la lubie. » Après la rencontre, le programmateur se rend dans les studios pour découvrir concrètement leur travail. Le fruit de ces rencontres est visible lors des trois temps forts de danse que Jean-François a créés ou repensés au fil des années.
Le premier festival, qui ouvre la saison en octobre, s’intitule “Avis de turbulence”. Sur quatre semaines, huit à dix compagnies présentent un spectacle, une création. « J’aime bien provoquer des soirées partagées, avec deux ou trois spectacles. Cela crée une dynamique avec le public, les programmateurs et entre les artistes eux-mêmes. » Le festival accueille également un ou deux artistes confirmés, pour leur donner une nouvelle visibilité.
Open Space est le second rendez-vous, créé il y a trois ans : l’idée est de confronter les artistes et les spectateurs lors d’une étape de création. Trois courtes pièces sont présentées chaque soirée, suivies d’un entretien avec Jean-François Munnier lui-même . « Ce qui est important pour moi, c’est de sortir les danseurs de leur milieu professionnel pour les placer face à un public divers, qui pose des questions simples et directes, susceptibles d’entraîner des améliorations imprévues. »
Le dernier rendez-vous s’appelle “Jet Lag”. Il ouvre la danse à d’autres disciplines, de telle sorte que les spectacles sont hybrides. En mai prochain, la plasticienne Elisabeth Saint-James s’associera avec un créateur lumière et des danseurs. « Lorsque j’ai initié ce festival il y a cinq ou six ans, j’ai voulu provoquer un rendez-vous plus performatif. C’est pourquoi nous voulons ouvrir la danse à d’autres espaces que le seul plateau. »
Tisser des liens par humanité
D’où viennent la créativité et la passion de Jean-François Munnier, lui qui a commencé dans la communication pour le prêt-à-porter ? « La futilité de ce monde m’a rebuté, et j’ai eu envie de soutenir les artistes. » Une vocation de tisseur de liens, qui le conduit à soutenir très rapidement des jeunes artistes. « Je ne suis pas danseur, mais j’ai accompagné des compagnies pendant plus d’une dizaine d’années, comme administrateur. Je sais toute la fragilité et la difficulté d’être une compagnie, de rechercher les lieux. C’est pourquoi j’essaie constamment de favoriser l’échange et le dialogue, de mettre à disposition des outils pour les artistes. »
L’accompagnement des jeunes artistes est au cœur de sa vocation, encore aujourd’hui. Outre les rencontres, Jean-François Munnier a mis en place deux initiatives fortes : les résidences longues de trois ans pour deux artistes et un groupe de réflexion nommé les Turbulentes. Les résidences longues s’inscrivent dans le projet pour la jeune création : l’objectif est de donner une forme de reconnaissance à des chorégraphes aux « identités artistiques différentes et marquées », en donnant du temps à leurs projets, leurs idées, leurs travaux : Sébastien Ly et Sophie Bocquet ont ainsi investi les lieux en septembre dernier, jusqu’en juin 2018. « Je ne fais pas le travail à la place de l’artiste mais agis comme un miroir qui l’interpelle, afin qu’il s’interroge sur son parcours et son travail. »
Les Turbulentes sont un groupe de réflexion constitué de chorégraphes présents dans la saison, qui se rencontrent tous les deux mois pour un temps d’échange et de propositions, afin de mettre en place de nouveaux outils, notamment à L’étoile du nord. « La première question qui a été soulevée cette année fut le rapport au public, preuve que ce dernier est bien une préoccupation majeure pour tout artiste. Grâce à ce groupe ont été mises en place des répétitions publiques à destination d’un public ciblé et préparé à l’aide d’un petit livret didactique, comme ceux que l’on trouve dans les musées. » D’autres rencontres sont en prévision pour ce groupe, notamment des petits déjeuners qui réunissent chorégraphes et deux ou trois professionnels autour de questions plus techniques. « Mon désir est de créer du lien sans nécessairement entrer dans une logique marchande. J’aimerais qu’une relation humaine se tisse derrière chaque rencontre que permet L’étoile du nord. »
Au terme était… la rencontre !
Depuis deux ans, L’étoile du nord travaille sur le « hors-les-murs », afin de porter la danse et le théâtre dans des lieux du quotidien : bibliothèques, centres d’animation, maisons de retraite, etc. « Je veux désacraliser le spectacle, s’enthousiasme Jean-François Munnier. On peut être tous ensemble autour d’un artiste et vivre un moment de communion, sans fossé, sans que l’artiste soit le seul à être sous le feu des projecteurs. Cela favorise le partage entre le public et les artistes. » Le public est décidément au centre des préoccupations de L’étoile du nord, qui a instauré une carte voisin-voisine avec tarif privilégié pour les habitants des XVIIe et XVIIIe arrondissements, ainsi que pour ceux de Saint-Ouen.
Ce lien avec le public trouvera une résonance nouvelle à la fin des travaux, non seulement par un accès conçu pour les personnes atteintes d’un handicap, mais surtout grâce au restaurant géré par un établissement et service d’aide par le travail (ESAT).
Pierre GELIN-MONASTIER