Marie-Christine Courtès, chantre de l’identité réconciliée
Dans une petite ruelle pavée du centre-ville de Poissy, à l’ombre de l’imposante collégiale où saint Louis fut baptisé, Marie-Christine Courtès me fait face avec simplicité et décontraction. Son premier court-métrage d’animation, Sous tes doigts, remporte actuellement prix sur prix, jusqu’à sa récente sélection aux Césars, à la surprise de la réalisatrice. Rencontre.
Après des études de lettres et d’histoire, à Toulouse puis Paris, elle entre au Centre de Formation des Journalistes (CFJ) dont elle est diplômée en 1993. Commence alors une vie de journaliste reporteur d’images (JRI) pour France 3, qui la conduit jusqu’au Vietnam et au Cambodge, à l’époque où la francophonie était florissante.
Du journalisme au documentaire
Elle quitte la télévision française pour une agence de presse américaine, en tant que correspondante au Cambodge. « Le boulot était éprouvant, se souvient-elle. J’allais d’émeutes en émeutes, c’était la course au scoop en permanence avec les autres agences présentes. Lorsque j’envoyais des images brutes, elles se retrouvaient 15mn plus tard sur les chaînes, avec parfois des contresens complets. Un tel conditionnement pose la question de l’image que l’on veut donner du pays ! » Aucun recul, aucune analyse, peu de déontologie… Marie-Christine prend conscience qu’elle n’est qu’un « outil au service d’une grosse machine ».
L’expérience ne dure qu’un an. En 1998, elle rentre en France et reprend son poste de JRI pour diverses agences de presse, tout en réalisant parallèlement quelques reportages pour des émissions telles que « Envoyé spécial » ou « Des racines et des ailes ». L’expérience ne l’intéresse pas davantage : « Je trouvais que le journalisme télé n’était alors pas du journalisme, parce que trop formaté et orienté vers le tourisme. Même sur des sujets difficiles tels que le trafic d’art au Cambodge, sur lequel j’ai travaillé. »
C’est donc tout naturellement qu’elle se tourne vers le documentaire, qui lui permet de creuser les sujets, tout en affirmant un regard plus personnel… quitte à ne pas en vivre ! Pour mener à bien les projets qui la passionnent, Marie-Christine trouve un petit boulot alimentaire à côté, pendant plusieurs années. Chargée de production à M6, elle touche alors l’intermittence, ce qui lui permet de financer les débuts de son premier long-métrage : Le Camp des oubliés.
La réconciliation contre l’oubli : Le Camp des oubliés (2004)
Une amie vietnamienne lui parle du camp de Saint-Livrade, dans le Lot-et-Garonne, lieu historique de la diaspora vietnamienne en Europe. Au moment de la défaite de Diên Biên Phu, des centaines de Vietnamiens, majoritairement des femmes et des enfants ayant des relations avec des Français, quittent l’Asie pour l’Europe. Plusieurs camps militaires les accueillent ; celui de Saint-Livrade est le seul qui soit toujours, deux générations plus tard, habité.
Marie-Christine n’en a jamais entendu parler. « C’était incroyable. J’avais grandi à proximité et je ne connaissais même pas l’existence de ce camp. Dès la première visite, nous avons aussitôt eu l’envie de raconter cette histoire à deux voix, l’une française, la mienne, l’autre vietnamienne, celle de My Linh Nguyen. » Elle commence à tourner avec ses propres fonds en 2002, avant de recevoir une aide à l’écriture du CNC, puis le soutien d’un producteur.
Si le camp a été rénové il y a peu, si les baraquements du film n’existent plus, le lieu transpira la pauvreté pendant près de cinquante ans : les gens ne parlaient pas français et n’avaient aucun moyen. Les autorités ne bougent pas ; l’un des dirigeants de la région Aquitaine confie même à la réalisatrice : « C’est une honte, on ne s’en est pas occupé, mais ils n’ont jamais brûlé de voitures. S’ils avaient fait du bruit, on les aurait aidés plus tôt. »
Le documentaire est présenté en 2004, soit 50 ans après la bataille de Diên Biên Phu. L’anniversaire joue en leur faveur : le film est sélectionné dans divers festivals, diffusé en France et au Vietnam, la presse s’en fait l’écho.
Malgré cette première réussite, les difficultés ne cessent pas pour autant. « Je repars sur différents projets mais le suivant n’aboutit que huit ans plus tard, après plusieurs tentatives avortées. » La naissance de deux enfants et la perte de l’intermittence sont autant d’éléments qui orientent sa vie vers d’autres lieux d’engagement. Marie-Christine choisit alors de suivre une formation comme scénariste à la FÉMIS.
La réconciliation pour la paix : Mille jours à Saigon (2012)
Parmi les projets qui ne trouvent pas d’emblée un aboutissement, il y a Sous tes doigts, écrit en 2009. Ce court-métrage qui mêle documentaire et animation est suggéré par Jean-François Le Corre, producteur de ‘‘Vivement lundi !’’. Recherchant un dessinateur pour les personnages vietnamiens, Marie-Christine pense à Marcelino Truong. Ce dernier évoque alors le roman graphique qu’il est en train de bâtir, sur son père, traducteur du président Diem, et sur la douloureuse guerre civile qui opposa le Nord et le Sud Vietnam, quelques années après le départ des Français. Le sujet intéresse aussitôt Marie-Christine et son producteur : un projet de film se fait jour ; Mille jours à Saigon est achevé en 2012.
Le résultat est un documentaire puissant, tout en nuances, sans jugements, ni repentance, ni volontarisme d’objectivité. Pas de recherche de bouc-émissaire, pas de volonté de marquer davantage la division, mais le simple désir de comprendre, d’apaiser les tensions qui demeurent, de tendre – autant que possible – vers la réconciliation.
D’un côté il y a le père de Marcelino, qui oscille entre le déni et la réelle méconnaissance, sur fond de tristesse, de peur et d’impuissance ; de l’autre, l’oncle révolutionnaire catholique, membre de la 3e voie, qui est du côté des vainqueurs sans faire officiellement partie des héros promus par le régime communiste, parce qu’il n’a pas adhéré à cette dernière idéologie. Deux hommes contrastés qui exigent de ne pas les enfermer par un jugement lapidaire, facilité par les années qui nous séparent des événements. « C’est un témoignage nouveau dans l’histoire du regard porté sur cette guerre : il n’y avait jamais eu d’approche venant d’un fils de responsables du Sud jusqu’à présent. »
C’est d’ailleurs pourquoi le film ne connaît aucune diffusion au Vietnam : le parti unique n’est pas encore prêt pour regarder son histoire. « Il ne passera pas parce que nous parlons de Diem. Le régime actuel, très communiste et très capitaliste, ne veut pas parler de ça de manière ouverte. »
La réconciliation pour la transmission : Sous tes doigts (2015)
Après avoir achevé sa formation comme scénariste, Marie-Christine Courtès se remet à l’écriture du court-métrage en 2014. Si Marcelino dessine effectivement quelques personnages, la majeure partie du travail graphique est l’œuvre de Ludivine Bertouloux, jeune graphiste fraîchement diplômée. Marie-Christine transmet sa volonté de prolonger le camp des oubliés, en tissant des liens entre la première, la deuxième et la troisième génération : au cœur, la transmission de l’histoire douloureuse à travers trois femmes.
Comment dire ? Comment exprimer ? Cela ne peut passer par des mots, entre la grand-mère qui ne savait parler que vietnamien et la jeune fille de banlieue qui ne connaît ses origines que de loin et ne sait peut-être plus parler la langue ancestrale. Cette incapacité langagière est également celle de la réalisatrice. « Je voulais que ce court-métrage soit sans paroles parce que la question de l’abandon des femmes vietnamiennes par les Français était difficile à poser, voire taboue. Moi-même, je ne pouvais pas la poser, car je savais que je n’aurais pas de réponses. Même si la première génération n’est plus, je ne peux toujours pas poser de mots sur cette histoire. Je sens que je n’en ai pas le droit. »
N’est-il donc aucun espace de rencontre entre la réalisatrice et son sujet, entre le camp de Saint-Livrade et la banlieue française, entre l’aïeule traditionnelle et l’enfant de la modernité ? « Si cela ne se dit pas, cela se manifeste dans le corps, comme réceptacle de cette histoire douloureuse et comme moyen de se libérer. » Le choix de la danse s’impose progressivement dans l’esprit de la réalisatrice.
Le médium de la danse permet d’exprimer et de dépasser les non-dits contenus dans ce lourd héritage familial et historique. La danse est une métaphore, au même titre que le court-métrage d’animation qui est l’occasion d’une mise en abyme artistique. La danse est le moyen pour Marie-Christine de mêler les influences, de montrer de manière concrète les différents univers dans lesquels évoluent les trois personnages : la jeune fille et son univers de banlieue avec le hip-hop ; la maman qui perpétue la tradition vietnamienne avec cette danse devant l’autel des ancêtres. Leurs pas sont exécutés dans une tragique solitude, avant d’être unifiés par une danse finale, un commencement contemporain, qui est cet espace tant attendu de réconciliation (à nouveau) entre le passé et le présent.
Les douze minutes que compte le court-métrage demande un an et demi de travail, entre mai 2013 et décembre 2014, période pendant laquelle Marie-Christine expérimente le travail collectif. « C’était le grand inconnu, car je n’avais jamais travaillé avec autant de personnes différentes. En documentaire, nous travaillons à 4 ou 5 ; ici, il a fallu gérer 20 personnes. Cela demande aussi plus de préparation et d’anticipation que le documentaire. J’ai beaucoup aimé ! »
Récompenses et perspectives
Le jeu en vaut largement la chandelle : ce très beau court-métrage est sélectionné aux quatre coins du monde, dans une quarantaine de festivals (Brésil, Taiwan, Mexique, Suisse, Turquie, Thaïlande…), et rafle près d’une vingtaine de prix et de mentions spéciales, notamment au FICAM (Maroc), au Cinanima (Portugal) et, dernièrement, au Festival de Bruz (France). And last but not least, le film a été présélectionné pour le César du meilleur court-métrage d’animation 2016.
Si un tel succès n’est pas sans étonner Marie-Christine, elle ne s’y arrête cependant pas, de nouveaux projets occupant dorénavant son quotidien : la réalisation d’une docu-fiction en animation sur le grand reporter Andrée Viollis, ainsi que le scénario d’une série se déroulant au début du XXe siècle, avec Fidélité Films ; si ce dernier projet voyait le jour, ce serait pour 2017.
Une dernière question, au moment de vider notre tasse de café : ces projets ont-ils un rapport avec le Vietnam ? « Non, aucun. Il n’y a même pas le mot Vietnam, répond-elle spontanément, avant d’ajouter avec un léger sourire, mais si on parie, je le mets dedans. » C’est tentant…
Pierre GELIN-MONASTIER