Eugène Green : « J’utilise la langue comme un moyen de libérer l’énergie intérieure des personnes que je filme »
S’il est un réalisateur qui a pris l’habitude de dire à voix haute ce qu’il pense, jusqu’à le transcrire dans le langage artistique du théâtre, du cinéma et du roman, c’est sans nul doute Eugène Green. Profession Spectacle l’a rencontré pour plus d’une heure de discussion passionnante, à l’occasion de la prochaine sortie de son nouveau film Le fils de Joseph, en 2016, avec Mathieu Amalric, Natacha Régnier, Fabrizio Rongione, Victor Ezenfis et Maria de Medeiros.
Au mois de juillet, vous terminiez le tournage de votre prochain long-métrage, Le fils de Joseph. Où en êtes-vous aujourd’hui ? Avez-vous déjà une date de sortie ?
À la mi-novembre, nous avons officiellement terminé le montage. Nous passons maintenant à l’étalonnage et au travail sur le montage son qui se fait en Belgique, puisque Le Fils de Joseph est une coproduction avec les frères Dardenne. Le mixage se fera ensuite à Paris. La date de sortie dépendra évidemment des festivals.
« Fils de Joseph »… Préparez-vous un film sur la vie du Christ ?
Il n’est pas question de filmer une biographie de Jésus même si le film ne sera pas exempt de références bibliques. Il est construit en cinq parties autour des thèmes principaux de la transmission et de la filiation. Le personnage principal est un jeune garçon d’environ 16 ans, élevé par sa mère. Il ne connaît pas son père et découvre un jour qu’il s’agit d’un éditeur parisien assez méprisable. C’est le frère de son père, Joseph, qui va devenir son père de substitution.
Vous avez été metteur en scène de théâtre ; aujourd’hui, vous êtes réalisateur ainsi que romancier. On voit assez peu d’artistes « polyvalents » de nos jours. Comment expliquez-vous cela ?
En France, on pense toujours que l’on ne peut faire qu’une chose à la fois. Or depuis que je suis enfant, je suis passionné de théâtre, et dès l’âge de 16 ans, j’ai voulu être écrivain et réalisateur. Si cela avait été possible, j’aurais aimé continuer à faire du théâtre, que j’ai tout de même pratiqué pendant plus de 20 ans, tout en écrivant des livres et en réalisant des films.
Pourquoi avoir arrêté ?
Pour trois raisons. La première est née d’un constat : le théâtre en France ne colle pas avec la vision que j’en ai et qui repose sur la théâtralité : depuis les Grecs, le théâtre est fondé sur l’idée que, des deux côtés de la rampe, on reconnaît la réalité de la représentation ; à travers le faux, on exprime des choses profondes et vraies. Telle est la vision du théâtre que j’ai défendue. Or dès la seconde moitié du XXe siècle, on a soudain considéré que le théâtre devait être la vraie vie sur une scène. Cela reste tout aussi faux, mais il faut prétendre, à la fois chez les acteurs et chez les spectateurs, que c’est vrai.
À cela s’ajoute un second problème : le théâtre est devenu, en France également, une sorte de substitut de la religion. J’ai connu des réactions d’une très grande violence à ce que je proposais. La plupart du temps, mes propositions étaient considérées comme moralement répréhensibles car très peu en adéquation avec ce que le théâtre propose aujourd’hui. Faire des films et écrire des livres, c’est déjà un combat pour moi… Je n’ai pas l’énergie de me battre aussi pour le théâtre.
La troisième raison, plus pratique, est que cinéma et théâtre sont difficilement compatibles : le premier est imprévisible. Tout change tout le temps, rien n’est précis dans le calendrier. Alors qu’au théâtre, on s’engage deux ans à l’avance pour des dates très précises.
Le réalisateur emblématique de la Nouvelle Vague, Jean Luc Godard, s’est dit très intéressé par votre premier long métrage Toutes les nuits. Mais qui sont vos maîtres, vos inspirations ?
Je dis toujours que mes trois cinéastes phares sont Bresson, Antonioni et Ozu.
Pourquoi cette trilogie ?
Dans le cas de Bresson, c’est une influence très ancienne et assimilée. Quand j’ai tourné mon premier film, en 1999, cela faisait plus de quinze ans que je n’avais pas vu de film de Bresson mais j’avais regardé par le passé tous ses films et beaucoup de fois. Il est en quelque sorte le réalisateur de ma jeunesse et de mon adolescence.
Je ressens une très forte affinité avec Antonioni et Ozu mais je ne sais pas vraiment dire s’ils m’ont influencé. Je connais le premier depuis longtemps : c’est pendant la projection de Le Désert rouge (1964), à l’âge de 16 ans, qu’est né le désir de réaliser des films. Ozu est enfin celui avec lequel j’ai la plus forte ressemblance formelle. Toutefois, l’ayant découvert et apprécié tardivement, il ne m’a finalement que très peu influencé, en comparaison des deux premiers. Il n’en demeure pas moins qu’aujourd’hui encore, ses films m’émeuvent énormément.
D’autres réalisateurs vous ont-ils marqué ?
Bien sûr ! Parmi les autres réalisateurs que j’admire beaucoup, il y a Rohmer qui est, selon moi, le cinéaste de la Nouvelle Vague qui supporte le mieux l’usure du temps, ainsi que Pialat et Cavalier. Mais le plus grand cinéma de l’époque reste sans aucun doute le cinéma italien avec non seulement Antonioni, mais aussi Fellini, les premiers films de De Sica, ou encore Rossellini que j’apprécie de plus en plus.
Cela ne date pas d’hier…
C’est vrai. Mais rassurez-vous, j’aime également beaucoup Béla Tarr, qui malheureusement ne va plus faire de films. Et puisque nous en sommes en France, je pourrais mentionner également différents réalisateurs que j’estime, tels que Bruno Dumont, Alain Guiraudie et Clément Cogitore qui est un ami très proche. Du côté de l’Asie, je suis un grand admirateur d’Apichatpong Weerasethakul et d’Hirokazu Kore-eda.
Revenons maintenant à votre cinéma : votre goût pour les liaisons, pour la diction recherchée, est très important, vous avez un vrai souci de la langue. On sent que c’est le cœur de votre œuvre. Pourquoi est-ce si important pour vous ?
La langue est la base de l’être. Selon la langue que l’on parle, on ne voit pas le monde de la même façon, on ne se construit pas de la même façon. Là où je suis né (NDLR : aux États Unis), j’estime qu’il n’y a pas de langue. Le français a comblé ce vide et m’a permis d’exister. Avant, je n’existais qu’intérieurement ; cette langue française m’a permis de me construire différemment et d’exprimer cette intériorité.
En quoi la langue s’exprime-t-elle cinématographiquement ?
Dans le cinéma, la langue est omniprésente, même dans des plans muets. Elle construit la façon de voir les choses : celui qui parle français ne filme pas un paysage de la même façon que celui qui parle chinois ou italien. J’utilise la langue comme un moyen de libérer l’énergie intérieure des personnes que je filme, afin qu’ils deviennent des personnages de fiction…
Pourtant, l’émotion ne passe pas vraiment par les voix, qui sont surtout des voix blanches (comme chez Bresson d’ailleurs), mais par les visages, et notamment les yeux qui dégagent des sentiments extraordinaires…
Bien sûr, mais c’est à cause de ce que les personnages disent tout d’abord. Ce qu’ils disent provoque des émotions qui passent par le regard, le visage, sans qu’ils ne fassent de grimaces ou qu’ils ne jouent… Car dès que l’on cherche à jouer tel ou tel sentiment, cela devient intellectuel et donc faux.
Sur un plan plus technique, l’utilisation du champ-contrechamp est dans votre œuvre primordiale, presque obsessionnelle. Qu’est-ce qu’apporte cette technique pour vous ? Quel sens a-t-elle ?
Je crois beaucoup à une dramaturgie assez classique : une histoire de fiction doit avoir un début, un milieu et une fin. « Drame » vient du grec drama qui signifie action. Pour moi l’action correspond souvent à une conversation. Quand on parle avec quelqu’un, une grande partie de la communication passe par le regard, par le fait que l’on regarde frontalement la personne à qui l’on s’adresse. Selon les règles classiques du cinéma, il faut faire semblant de croire que la scène filmée est une scène réelle ; la caméra est donc souvent cachée quelque part en dehors du lieu du plan. On filme alors un personnage sous un angle très oblique et, au montage, on reste longtemps sur un personnage : on le voit qui parle, qui écoute, mais d’une part on ne voit pas l’autre personnage, d’autre part on ne voit qu’une partie du regard de celui qui est filmé.
Moi, par souci de réalisme, j’estime avoir le droit de mettre ma caméra où je veux : je désire faire ressentir au spectateur ce qu’il y a dans cette conversation, comme le ressentent les deux protagonistes. Je monte en champ-contrechamp systématique car, pour moi, chaque réplique est importante. Lorsque la conversation commence, la construction du plan est néanmoins un champ-contrechamp avec amorce : on voit une partie de la personne qui écoute, et l’acteur regarde celui à qui il s’adresse. Une fois que cela devient plus intense, je mets la caméra entre les deux personnages, ce qui aboutit techniquement à un regard caméra. Dans la fiction, c’est un regard direct à l’interlocuteur. Je souhaite que le spectateur ait l’impression d’être, à chaque fois, à la place de celui qui écoute.
N’avez-vous pas peur d’être trop décalé ?
Effectivement, cela fait partie de mon langage personnel. Les gens qui n’aiment pas mes films en parlent comme d’une technique maniérée. Mais « maniéré », c’est « avoir une manière ». En Italie, on utilisait cet adjectif pour dire « avoir un style », ce qui est le propre de chaque réalisateur. Aujourd’hui il y a une volonté de formatage : on ne veut pas de style identifiable, on veut que tout le monde suive les mêmes règles.
Dans Qu’est-ce que le cinéma, André Bazin écrivait que si Descartes existait aujourd’hui, il filmerait le Discours de la méthode dans sa chambre, avec sa petite caméra Super 8. Peut-on penser avec les images ? Quel est le statut de l’image ?
Je pense que Descartes n’aurait pas compris le cinéma. Il n’aurait pas cherché à exprimer quelque chose par le cinéma. Pour Blaise Pascal en revanche, la réalité suprême est cachée dans la réalité apparente, ce qui est l’essence même du cinéma selon moi. Il aurait certainement compris le cinéma tel que moi je le comprends, alors que Descartes ne croyait pas à une réalité cachée dans la matière. Pour lui, tout était saisissable dans le monde matériel. A notre époque, Pascal aurait été Bresson, et Descartes, Godard…
Comment allier dès lors la pensée et l’image ?
Je pense que le cinéaste peut avoir une pensée. Pour l’exprimer, il faut toutefois qu’il passe par ce qui est propre à l’image cinématographique : la révélation d’une énergie cachée dans les formes du monde visible. Quand j’écris le scénario, je pars toujours d’un mythe, c’est-à-dire un noyau de fiction qui me vient d’ailleurs, que je laisse se développer avec sa propre énergie. Ensuite, je commence à voir le sens de ce mythe et je le développe, en restant concentré sur le scénario ; je conçois ce dernier comme une série d’images. Mais au moment de créer les images, je ne pense qu’à la composition esthétique et à l’émotion qu’elle dégage, à l’énergie cachée qui devient apparente. En montant ces images, nous suivons en général le scénario, puisque celui-ci avait déjà intégré le montage. Les changements que nous faisons se situent au seul plan de l’esthétisme et de l’émotion. La pensée est déjà là.
Certes mes films expriment une pensée, mais ce n’est pas une pensée abstraite, c’est une pensée qui passe par le génie du cinéma. Ce que je reproche à certains cinéastes, c’est de mettre des « pancartes » pour montrer les sentiments qu’ils veulent faire passer dans un plan. Pour moi c’est de l’anti-cinéma, c’est nier que le cinéma est essentiellement un art. Or tout art est une forme de pensée, qui passe par une réception esthétique et émotive. Ce n’est qu’après que nous pouvons en faire une analyse intellectuelle.
Vous filmez abondamment la musique (comme dans Le Pont des arts ou La religieuse portugaise), mais ne l’utilisez pas comme fond sonore. Pourquoi ? Est-ce une sacralisation de la musique ? Une volonté de montrer que la musique est un art à part entière ?
Pour moi, le cinéma se suffit à lui-même et la musique est toujours utilisée pour suppléer à un défaut d’émotion. Notamment dans les grosses productions barbares (américaines) dans lesquelles il y a toujours de la musique pour faire comprendre au spectateur quelle émotion il doit ressentir. Je préfère créer des émotions véritables avec les moyens du cinéma.
Mais la musique a pour moi une très grande valeur en tant qu’art indépendant. Je l’utilise toujours pour les génériques de début, qui sont une sorte de prologue du film. Je trouve sinon que la musique enlève quelque chose aux images. Souvent, la musique entre dans mes films comme un élément de la narration : je filme des gens en train de faire de la musique.
Quelle place aura la musique dans votre prochain film ?
Dans Le fils de Joseph, ce sera la même chose : il y a de la musique lors des génériques de début et de fin, ainsi que dans une scène tournée à l’église Saint-Roch où deux des protagonistes, qui viennent de faire une visite au Louvre, entrent et découvrent un théorbiste, une chanteuse et une comédienne qui préparent une sorte de concert-spectacle.
La musique apporte une dimension mélancolique à vos films qui n’en manquent déjà pas. Pourtant, vous n’hésitez pas à ajouter une petite touche d’humour, presque burlesque par moments. Est-ce par souci de légèreté ou pour offrir un exutoire aux spectateurs ?
C’est naturel, mais important pour moi, car je traite de sujets très graves. Je pense qu’il y a toujours un fond d’optimisme dans mes films, car je crois à la Lumière. Certains critiques et spectateurs établissent une comparaison entre mes films et ceux de Rohmer, car il avait aussi cette capacité à garder une certaine légèreté dans les siens. Cela vient aussi du fait que, quelque part dans ma tête, je suis resté un adolescent ! Il y a quelque chose de l’humour potache qui surgit par moments…
La dimension politique de vos films est-elle importante pour vous ? Dans Toutes les nuits par exemple, vous livrez une réflexion assez désabusée sur le communisme et le féminisme à travers les événements de Mai 68…
Oui. Mais toujours avec un certain recul. Ce que j’appelle politique, c’est quelque chose de plus profond et de plus général que ce dont il est question aujourd’hui. En effet, il y a une sorte d’ironie sur Mai 68, ainsi qu’une satire du féminisme extrême de l’époque. Mais je n’ai rien inventé, notamment le slogan « il faut les leur couper à tous », que j’ai réellement entendu !
Des gens qualifient aussi Le Pont des arts de film politique, en raison de la réflexion ironique que j’y développe sur un certain soutien officiel à la culture et sur les gens qui en profitent. Beaucoup ont affirmé que c’était une caricature du milieu… Mais je n’ai rien inventé non plus, et c’est même parfois en dessous de la réalité !
J’ai une vision politique qui ne rentre dans aucune case et qui est dès lors très difficile à comprendre. Je sens néanmoins une certaine écoute auprès de certains jeunes artistes qui trouvent une résonnance dans mon travail. Cela me donne de l’espoir. Je ne sais pas si Le fils de Joseph va me faire de nouveaux amis…
Pour rester sur le sujet, que pensez-vous de la politique culturelle en France aujourd’hui, notamment vis-à-vis des intermittents ?
Le régime d’intermittence est vraiment quelque chose d’original et de très positif. J’ai moi-même survécu comme artiste grâce à l’intermittence et j’ai beaucoup de mal à survivre aujourd’hui : depuis trois ans, je suis trop âgé pour être intermittent (âge limite à 65 ans). Je peux demander une retraite, mais comme celle des intermittents n’est pas très importante, je veux attendre un peu. Je la demanderai à partir de janvier, sans cesser de travailler bien sûr !
Le système était vraiment idéal au moment où je suis devenu intermittent car la plupart des gens qui en profitaient étaient de vrais intermittents. On était très bien traité quand on allait aux agences Pôle Emploi qui s’occupaient de cela : on n’était pas considéré comme des criminels qui essayaient de profiter du système. Mais après la réforme de 2003, c’est devenu beaucoup plus difficile d’avoir ses heures : on peut toutes les avoir faites et ne pas les toucher. Par exemple, si nous ne sommes pas sur la bonne période d’indemnisation, nous perdons les premières heures. C’est vraiment un problème.
Comment expliquez-vous ce changement ?
Depuis deux règnes – j’utilise exprès le terme « règne » car la Ve République est une monarchie absolue élue ; il n’y a aucun président démocratiquement élu qui ait un pouvoir aussi puissant que le président de la Ve République –, la culture est devenue quelque chose d’accessoire, voire de négatif.
Sous De Gaulle et Mitterrand, la culture avait encore une valeur : ils nommaient à la tête du ministère de la culture quelqu’un qui avait une connaissance culturelle certaine. Il y avait un budget et une importance pour la culture. Depuis François Ier, la culture est un véritable moyen de communication pour le pouvoir. Aujourd’hui ce n’est plus le cas.
À propos des attentats du 13 novembre : les terroristes ont attaqués un symbole culturel avec le Bataclan… Cela aurait très bien pu être un théâtre ou un cinéma. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Ils n’ont évidemment pas choisi par hasard. Ils ont délibérément opté pour un lieu culturel et d’autres endroits traditionnels où les Français se détendent, discutent, échangent des idées… Ils ne voient cela que comme des lieux de péché.
En France, la culture a toujours été un ciment social. La chanson française, qui n’existe plus actuellement, était une forme de culture populaire ouverte à tout le monde et, en même temps, une culture savante. Les chanteurs français importants dans les années 60-70 chantaient des textes qui avaient une valeur littéraire. Mais cela a disparu.
Il en est de même pour le cinéma : dans les années 60-70, tout le monde allait voir ce qu’on appelle le cinéma d’auteur. Ce n’était pas réservé à une élite. Les gens pouvaient aller voir une grosse comédie avec Fernandel ou De Funès, juste après un film de Fellini ou d’Antonioni.
Le régime d’intermittence est vraiment quelque chose d’original et de très positif. J’ai moi-même survécu comme artiste grâce à l’intermittence et j’ai beaucoup de mal à survivre aujourd’hui : depuis trois ans, je suis trop âgé pour être intermittent (âge limite à 65 ans).
Certains affirment qu’une des principales raisons du terrorisme aujourd’hui réside dans cette culture du vide que l’on trouve dans de nombreux pays européens et qui pousse les jeunes n’ayant pas accès à la culture à chercher un idéal ailleurs…
Bien sûr, il faut utiliser la culture comme moyen d’intégration. On dit que ces gens ne peuvent pas comprendre la culture, donc on évacue la culture. Certains professeurs de banlieues affirment même que les jeunes défavorisés sont incapables de comprendre Molière et qu’il faut donc leur faire étudier des textes de rap !
Ces attentats sont vraiment l’expression d’un vide culturel et spirituel en France. La laïcité en France est aujourd’hui essentielle mais, dans nos sociétés occidentales, ce terme est biaisé. On est davantage dans une optique de rejet de toute religion que d’acceptation, comme cela devrait être le cas. Je dis toujours que la France est le seul pays, avec la Corée du Nord, où l’athéisme est religion d’Etat.
Pourtant, je constate chez les jeunes d’aujourd’hui qu’il y a un besoin, une recherche spirituelle. C’est un des reproches que je fais à la culture soixante-huitarde : les meneurs de cette révolution étaient très cultivés mais ils ont interrompu la transmission sur les plans culturel et religieux. Cela a créé des générations de vide. Rétablir cette transmission est politiquement essentiel pour moi.
Pour finir, il est aujourd’hui très difficile de trouver sa voie et d’y percer… Quel conseil donneriez-vous à un jeune artiste ?
Il faut surtout persévérer. Ne pas se laisser entraîner dans la facilité. Les portes qui sont ouvertes sont celles qui mènent à tout ce qu’il y a de plus formaté, à tout ce qui est dépourvu d’intérêt artistique. Il faut chercher des voies nouvelles, qui doivent forcément passer par des voies anciennes. Il ne s’agit pas d’imiter d’une manière servile quelque chose qui a déjà existé, mais on ne peut pas faire non plus table rase du passé.
On en revient toujours au problème de l’interruption de la transmission : pour moi il n’y a qu’un seul temps, le présent, qui est éternel et qui comporte tout ce qui a été et tout ce qui sera. Mais pour pouvoir vivre pleinement le présent, il faut que le passé soit actuel. Il faut retrouver le passé pour ensuite chercher un avenir, en suivant sa voie personnelle. Il faut éviter de se laisser tenter par les sirènes de la récupération en entrant dans un monde formaté par internet et la télévision, et dominé par le modèle barbare (américain). Il faut que l’Europe retrouve ses cultures et ça n’a rien à voir avec ce qu’on appelle l’identitaire. Mais il ne faut pas non plus se laisser impressionner par ces gens qui déclarent : « Vous êtes des fascistes parce que vous vous intéressez à la culture ».
La recherche spirituelle passe aussi par l’art et par le fait de renouer les liens avec notre culture. Nous nous devons d’utiliser cette culture, non pas comme un modèle à suivre, mais comme une nourriture pour pouvoir créer quelque chose par nous-mêmes.
Propos recueillis par Hugues MAILLOT