Gilles Costaz : « Que les jeunes se révoltent, et ça bougera peut-être enfin ! »
Série : « Les critiques vivants du spectacle » (1)
Rencontre avec le critique Gilles Costaz.
À l’ombre de la place du Châtelet, dans une de ces brasseries parisiennes qui accueillent touristes et habitués, Gilles Costaz est attablé avec un metteur en scène italien qui me cède aussitôt la place. Après avoir répondu en urgence à l’un ou l’autre message, le fameux critique, qui sévit sur la scène théâtrale depuis plus de trente ans, m’accorde avec simplicité toute son attention.
Comment devient-on critique de théâtre ?
Mon rêve premier était d’être réalisateur. Venu de ma province à Paris, après des études de lettres à Grenoble, j’ai vivoté, cherchant une ouverture dans le cinéma. Parce qu’il fallait bien vivre, je suis devenu critique littéraire, comme pigiste sous-payé, touchant à tout, passant pendant quinze ans d’un journal à l’autre, d’une période de bohême à l’autre. En 1979, j’entre à la rubrique littéraire du Matin de Paris. Trois ans plus tard, le critique théâtral Gilles Sandier meurt, sans personne pour le remplacer ; il y avait un désintérêt de la direction du journal pour le théâtre : je me suis alors proposé…
Pourquoi passer de la littérature au théâtre ?
J’aimais le théâtre de manière personnelle et impressionniste. Le journal a accepté ma demande en 1982… Ce fut la chance de ma vie ! Je n’ai jamais cessé d’aimer mon métier depuis lors. Après la disparition du Matin en 1987, je suis redevenu pigiste pour de nombreuses revues : Les Échos, Paris Match, Politis, Biba, etc., ainsi que l’émission de radio « Le Masque et la Plume » à partir de 1983.
Les critiques font souvent l’objet de débats… Qu’apporte un critique ? N’est-il qu’un avis subjectif parmi d’autres ?
Au départ, nous sommes vraiment incompétents. Nous avons simplement pour nous, qualités indispensables, le goût et la culture littéraire. Il faut voir des pièces tous les soirs pour former son jugement, pour connaître l’histoire du théâtre dans toute son amplitude, pour savoir si c’est du neuf ou du déjà-vu : l’expérience fait peu à peu le critique.
Le déjà-vu serait-il une tare ?
Non, bien sûr. Mais le critique, lorsqu’il regarde un spectacle, doit savoir d’où viennent les idées, quelles sont les influences, afin de les mettre en perspective. Il est celui qui perçoit comment l’œuvre s’inscrit dans l’histoire, dans le présent.
Y aurait-il dès lors une prétention à l’objectivité de la part du critique ?
Rendre compte d’un spectacle passe nécessairement par la subjectivité. Mais la culture littéraire et l’expérience croissante apportent heureusement une assise à cette subjectivité. Le critique parle publiquement parce qu’il a des armes pour juger la création contemporaine.
Comment faire si le public n’est pas en accord avec vous ?
Par notre expérience, nous sommes avant tout des francs-tireurs. Il m’arrive parfois de me sentir seul dans le public, voire d’avoir honte du public… en tant que membre du public, qui aime le public. Guy Dumur dit que « le critique est un spectateur professionnel ». Il est bon pour moi d’affronter la contradiction, mais je ne dois pas m’aligner sur le public, par gêne ou par peur.
Vous parlez de juger la création contemporaine : n’est-elle pas trop vaste pour un seul homme, fût-il critique professionnel ?
Le drame du critique est de devenir le spécialiste d’un seul art. Le théâtre se multiplie, de telle sorte que nous n’avons plus de temps pour le reste. Nous sommes des chercheurs qui voient arriver quotidiennement une quantité importante d’informations. Prenons un exemple : le festival off d’Avignon a présenté cette année plus de 1300 pièces ! Il est évidemment impossible de tout voir.
Comment, devant cette avalanche de productions, choisissez-vous vos spectacles ?
Les espaces dans la presse écrite sont aujourd’hui réduits à presque rien, si bien que nous nous centrons d’abord sur les œuvres obligatoires, les grandes affiches du théâtre privé et des lieux subventionnés, comme la Comédie française, l’Odéon et la Colline.
Plus de place aux jeunes, donc !
Si, heureusement, grâce au développement d’Internet. S’il y a moins de place pour les petits spectacles, je mets un point d’honneur à répondre à toutes les sollicitations. Chaque jour, je reçois des invitations, auxquelles je réponds toujours, dans la mesure où mon agenda me le permet : je continue d’aller au moins une fois par jour au théâtre.
Découvrez-vous alors des pépites ?
Cela arrive. Wajdi Mouawad a été découvert et promu grâce notamment aux critiques de théâtre.
Un auteur que vous affectionnez ?
Wajdi est un grand auteur, mais loin de moi ; je préfère Valère Novarina ou Serge Valletti.
Vous avez mentionné le développement d’Internet : comment vivez-vous la transition cybernétique ?
Le papier a perdu un intérêt colossal, sans rien pour le remplacer, pas même Internet. Toutefois, ce nouveau média offre un espace journalistique qui me permet de parler de beaucoup de jeunes que je ne pouvais auparavant promouvoir, faute de place : je trouve très agréable de pouvoir écrire ce que je veux. Par ailleurs, la confrontation avec le public, dont nous avons déjà parlé, est plus directe, plus immédiate qu’avant. Internet est comme un Janus, avec son bon et son mauvais côté.
Et le mauvais ?
La perte de la qualité formelle des articles : l’orthographe et la grammaire subissent de gros dégâts. L’écriture SMS est un jeu, pas Internet. Il y a péril pour l’écriture : une critique, c’est de la langue, c’est du sérieux !
Crise de la presse, crise de la culture en général… Quel bilan dressez-vous ?
Il n’y a aucune ligne directrice de la part des derniers gouvernements ! On aimerait qu’il y ait au ministère de la culture une pensée qui s’exprime sur le livre, le disque, le théâtre… mais rien, simplement de la gestion de crise ! Nous sommes face à des fonctionnaires très documentés, compétents, mais qui en restent aux calculs d’épicier. Le ministère ne devrait pas être un cabinet comptable, mais un laboratoire d’idées et de projets…
Le système d’intermittence est-il une bonne réponse de temps de crise ?
Je défends l’intermittence par principe, mais il faut reconnaître qu’il s’agit d’un système négatif : c’est un sauvetage des gens du métier. L’intermittence est bonne en tant qu’elle permet à de nombreux artistes de vivre et de survivre ; mais l’enjeu est dorénavant de trouver son versant positif, c’est-à-dire un système qui permettrait d’employer les artistes. Nous attendons toujours l’invention qui nous ferait entrer dans l’avenir, un énarque amoureux des artistes qui nous trouverait la solution… ce n’est pas gagné ! En attendant, malgré la crise, les jeunes continuent de se sacrifier.
Quelles solutions restent-ils aux jeunes artistes, à ceux qui luttent quotidiennement ?
Je leur conseillerais d’oser davantage, de créer de nouvelles structures, comme des théâtres permanents, avec cinq spectacles ou maquettes par jour, afin que journalistes et programmateurs puissent venir librement, dès qu’ils ont un moment de libre. Il est urgent d’inventer des lieux où il se passe quelque chose, qui soient moteur de créativité. Tout le monde le sait : la vie d’artistes est un chemin de croix, avec la surproduction, l’indifférence colossale, etc. Il faut beaucoup de travail et de talent pour passer entre les gouttes, pour émerger, tel Sylvain Creuzevault. La plupart du temps, cela ne suffit même pas… Alors, pourquoi cette passivité ?
Vous trouvez les jeunes artistes trop passifs ?
Oui ! Ils adoptent la coréalisation, formule fourre-tout qui permet toutes les ambiguïtés et favorise l’exploitation, alors qu’il faudrait casser la baraque, être inventif et pionnier. Les jeunes ne sont plus révoltés… Qu’ils se révoltent, et ça bougera peut-être enfin ! Personne ne casse plus rien : on accepte les règles du jeu, qui sont terribles. C’est à croire qu’il n’y a que des enfants de bourgeois pour faire aussi paisiblement du théâtre !
Propos recueillis par Pierre GELIN-MONASTIER